DIEST Philippe, Le poids des infrastructures militaires (1871-1914) dans le Nord-Pas-de-Calais

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DIEST Philippe, Le poids des infrastructures militaires (1871-1914) dans le Nord-Pas-de-Calais, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2019

Texte

Le poids des infrastructures militaires (1871-1914) dans le Nord-Pas-de-Calais est un ouvrage scientifique écrit par Philippe Diest1 et publié aux éditions des Presses Universitaires du Septentrion en 2019. L’auteur est universitaire, historien du fait militaire, de son patrimoine et de son processus mémoriel dans le Nord-Pas-de-Calais (Diest, Curveiller, 2018 ; Diest, 2022). Ce livre s’appuie sur la thèse de doctorat en histoire qu’il a soutenue en 2016 (Diest, 2016), et s’intéresse plus particulièrement au poids, à l’apport et à la mémoire des nouvelles infrastructures militaires aménagées dans la région du Nord-Pas-de-Calais après la défaite française de 1871. L’auteur ne se contente pas de faire une simple histoire régionale de la présence militaire dans la région Nord-Pas-de-Calais. Il saisit toute sa dimension sociale et économique ainsi que son rôle non négligeable dans les politiques régionale, départementale et municipale.

En publiant cet ouvrage, l’historien propose une histoire politique, culturelle et mémorielle de ces aménagements dont l’objectif est de défendre la frontière et de structurer « l’armée nouvelle ». Dans le cadre du renouvellement des études portant sur les relations entre civils et militaires (Bragard, Chanet, Denys, Guignet, 2006 ; d’Orgeix, Meynen, 2022), l’auteur démontre comment ces infrastructures sont le reflet de rapports complexes entre deux mondes aux intérêts souvent divergents, sur un espace qu’ils côtoient conjointement depuis plusieurs siècles. L’étude se concentre sur les années séparant la fin de la guerre franco-allemande de 1870-1871 de la veille du premier conflit mondial. L’armée française, battue et exsangue, est amenée à se réformer en profondeur, tant dans son organisation, son armement que dans sa manière de mener une guerre. La question de cette politique de défense de la frontière nord après la défaite de Sedan n’avait fait l’objet d’aucune étude d’ampleur, rendant d’autant plus intéressant l’apport de cet ouvrage.

L’auteur articule son propos autour d’un plan chrono-thématique en trois parties. La première contextualise l’espace d’étude aux nombreux paradoxes et passe en revue les divers travaux d’aménagements menés par le ministère de la Guerre, entre les années 1870 et 1890. La seconde partie aborde les rapports quotidiens qu’entretiennent les populations civiles avec l’armée et ses infrastructures. Enfin, la troisième partie de l’ouvrage s’intéresse au devenir de ces infrastructures à partir des années 1890, quand évolutions techniques, politiques et contestations locales remettent en cause leur raison d’être. Pour mener à bien cette étude, Philippe Diest s’est appuyé sur un solide corpus de sources primaires hétérogènes2 (journaux locaux, correspondances entre autorités, registres des délibérations des conseils municipaux ou des conseils militaires).

Si le terme de « poids » présent dans le titre peut laisser sous-entendre qu’un ressenti négatif général était partagé unanimement au sein de la population régionale, l’historien révise le sens du mot en réveillant une approche plus nuancée de la question. Les citadins et les ruraux ont d’abord pu percevoir des ouvrages d’un autre temps dans la multitude d’infrastructures militaires dispersées dans la région. Ce sentiment s’accentue dans un contexte régional de développement industriel rapide et d’émancipation économique, où la tutelle militaire est souvent jugée trop contraignante. La libération de la parole critique, par la démocratisation de l’espace public, permet de diffuser cette voix contestatrice : élus locaux et particuliers, relayés par les journalistes, réclament alors un déclassement de leur ville et la destruction de ses remparts, pour exploiter de nouveaux espaces. Cette hostilité s’accroit au moment de l’érection d’une série de forts détachés dans les espaces environnants de plusieurs villes de guerre comme Lille, Dunkerque, Valenciennes et Maubeuge, de 1872 à 1914. Ce renforcement défensif a un impact non négligeable sur les habitants des faubourgs et des campagnes qui vivent désormais à proximité de zones de servitudes défensives et doivent s’acquitter d’une contribution financière pour l’entretien des ouvrages.

Mais le rapport entre le monde civil et militaire dans cet espace ne se résume pas au conflit. Pour le démontrer, l’auteur s’est intéressé aux mobilités et activités des conscrits au sein même de la cité et de la relation ancienne qui lie ces deux mondes au travers des activités culturelles, sociales et économiques qui animent la ville. En effet, il rappelle que les militaires et leurs infrastructures sont présents dans l’espace frontalier depuis plusieurs siècles, permettant à l’armée de s’implanter durablement dans la vie des habitants locaux. Si la présence de ces infrastructures peut entrer en opposition avec certains intérêts économiques et sociaux, elle peut aussi présenter certains avantages. Au niveau politique d’abord, les villes peuvent faire ressortir de cette présence un certain prestige à travers l’image d’une cité qui se républicanise et se laïcise au service de la mythologie du soldat-citoyen. De manière concrète, la présence des soldats et des officiers permet également à l’économie locale de se développer de façon importance grâce à leur consommation courante. En temps de paix, les citadins peuvent aussi se réapproprier les espaces fortifiés comme lieux de promenades ou de kermesses. Le militaire devient lui-même une attraction lors des parades ou des entrainements, et même un défenseur de l’ordre social et républicain, à une époque où l’usage de la force militaire est récurrent pour sauvegarder la sûreté publique et calmer les ardeurs sociales en pleine ébullition. Philippe Diest déconstruit l’idée d’une caserne républicaine qui isolerait les conscrits du reste de la population civile. Les contacts sont au contraire très présents et variés dans le quotidien entre casernés et habitants. Ces nombreux apports de la présence armée amènent ainsi les élus locaux des petites villes, comme Bergues ou Hesdin, à négocier avec les autorités militaires pour qu’une garnison soit implantée dans leurs communes, quitte à entrer en concurrence avec d’autres villes demandeuses.

Les grandes places fortes, comme Lille ou Arras, souhaitent au contraire démanteler au plus vite leurs murs qui les cloisonnent depuis trop longtemps. Les bénéfices de ces infrastructures sont jugés trop insuffisants par rapport aux charges qu’elles imposent. Par ailleurs, les bouleversements politiques et techniques donnent finalement raison à ceux qui militent pour la fin de cette situation jugée « sacrificielle »3. De plus, la crise de l’obus torpille4 entraîne l’obsolescence des forts Séré de Rivières qui perdent aussi en importance stratégique depuis la construction des camps retranchés de Liège et de Namur, entre 1888 et 1891, éloignant un sentiment de menace direct. La nouvelle politique de défense de l’État-major confirme ce ressenti en déplaçant l’ensemble des grands travaux de renforcements vers l’Est aux dépens des frontières septentrionales. Cependant, le démantèlement voulu par les élus locaux s’avère souvent plus complexe que prévu : le poids financier des nombreuses destructions à entreprendre paralyse, en effet, les villes qui, à la veille de l’été 1914, n’ont pu démarrer aucun chantier. La même année, l’entrée massive des Allemands en Belgique et leur progression rapide dans la région du Nord-Pas-de-Calais prend de court les habitants. Philippe Diest parle même de l’émergence d’un sentiment de regret au sein d’une partie de la population face à cette politique de démantèlement (Diest, Depret, 2021).

Toutefois, les démolitions s’engagent et se poursuivent avec une grande rapidité au cours de l’entre-deux-guerres : la majeure partie des enceintes de Lille et Dunkerque sont détruites pour favoriser le développement urbain. Pour autant, de nouvelles infrastructures apparaissent dans le paysage au cours du second conflit mondial, mais de la part, cette fois-ci, de l’occupant allemand. Si ce poids du militaire n’est plus ressenti de nos jours, sa mémoire n’en reste pas moins vive. Dans la culture locale, un profond sentiment de patrimonialité est présent vis-à-vis de ces anciens ouvrages des xviie, xixe et xxe siècles. Plusieurs villes se réapproprient ces infrastructures, tant à des fins touristiques comme le musée du Fort des Dunes de Dunkerque, qu’à des fins culturelles et récréatives comme la citadelle d’Arras ou les abords de celle de Lille. Philippe Diest rappelle que le travail de patrimonialisation de ces espaces entrepris par la Commission Historique du Nord est aujourd’hui encore un enjeu important sur tout le territoire régional septentrional.

Les infrastructures militaires ne peuvent plus être considérées comme un monde autonome et isolé du reste de l’espace régional. Elles font partie intégrante des activités économiques, sociales et culturelles des villes et campagnes. L’un des intérêts de l’ouvrage tient également à la présence de données quantitatives et à la richesse de la cartographie, qui permettent au lecteur de mieux comprendre l’organisation militaire et sa présence profonde. Ainsi, pour tous ces apports, l’ouvrage de Philippe Diest peut être considéré comme une référence dans l’historiographie régionale et militaire.

Bibliographie

BRAGARD P., CHANET J.-F., DENYS C. et GUIGNET P., 2006, L'armée et la ville dans l'Europe du Nord et du Nord-Ouest - Du xve siècle à nos jours, Louvain-la-Neuve : Presses Universitaires Louvain.

DIEST P., 2016, Le Nord-Pas-de-Calais et l’armée de 1871 à 1914. Le poids des infrastructures militaires au regard de l’économie, de la société et de la politique septentrionales, thèse de doctorat, X. BONIFACE (dir.), Université d’Amiens.

DIEST P. et CURVEILLER S., 2018, « Le patrimoine militaire littoral », Bulletin historique et artistique du Calaisis, n° 204.

DIEST P. et DEPRET J., 2021, La chute de Lille en 1914, abandons militaires et politiques d’une place forte, Roclincourt : JD éditions.

DIEST P., 2022 « S’accommoder du risque : magasins à poudre et champs de tir dans l’espace urbain français de 1815 à 1914 », É. D’ORGEIX et N. MEYNEN (dir), L’armée dans la ville. Forces en présence, architectures et espaces urbains partagés (xvie-xixe siècles), Toulouse : Presses Universitaires du Midi, p. 107- 126.

D’ORGEIX É. et MEYNEN N. (dir), 2022, L’armée dans la ville. Forces en présence, architectures et espaces urbains partagés (xvie-xixe siècles), Toulouse : Presses Universitaires du Midi.

Notes

1 Philippe Diest est enseignant chercheur en histoire contemporaine à l’Université Catholique de Lille. Diplômé d’un doctorat en histoire, il est chercheur-associé au laboratoire de l’IRHIS et siège à la Commission Historique du Nord qui mène une politique de valorisation du patrimoine militaire régional. Retour au texte

2 Issues principalement des Archives nationales, départementales (Nord, Pas-de-Calais) et municipales (Lille, Douai, Valenciennes). Retour au texte

3 Voir le « Chapitre IV – Vivre sous la menace », p. 101-102. Retour au texte

4 Au début des années 1880, un nouveau modèle d’obus percutant est mis au point. De forme cylindro-ogivale et équipé d’une fusée-détonateur, l’obus-torpille décuple la portée maximale et la létalité de l’artillerie, rendant une bonne partie des ouvrages défensifs de cette époque obsolètes, y compris ceux construits récemment ou en cours de construction. Retour au texte

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Charles REVERCEZ, « DIEST Philippe, Le poids des infrastructures militaires (1871-1914) dans le Nord-Pas-de-Calais », Mosaïque [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 01 août 2023, consulté le 15 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/mosaique/2325

Auteur

Charles REVERCEZ

Étudiant en histoire contemporaine au sein du Master Histoire « Relations internationales, guerres et conflits ». Faculté des Humanités, Université de Lille, IRHiS.

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