GRANDHOMME Jean‑Noël, JALABERT Laurent (dir.), Les marqueurs mémoriels de la guerre et de l’armée. La construction d’un espace du souvenir dans l’Est de la France

Référence(s) :

GRANDHOMME Jean‑Noël, JALABERT Laurent (dir.), Les marqueurs mémoriels de la guerre et de l’armée. La construction d’un espace du souvenir dans l’Est de la France, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2022

Texte

L’ouvrage Les marqueurs mémoriels de la guerre et de l’armée est issu d’un colloque de 2016 sur les thèmes des relations entre conflits, urbanismes et territoires. Il pose la question de la manière dont la présence militaire a façonné les paysages urbains et périurbains, sur un territoire donné et sur une période longue (du xve siècle au xxie siècle), ce qui le démarque des études habituelles dont le sujet est plus limité dans l’espace et le temps (Jalabert, 2014 ; Pontet, 2016). Grâce à diverses études de cas, l’objectif est d’apporter des clés de compréhension des marqueurs mémoriels. Pour ce faire, dix-neuf historiens, historiens de l’art et géographes, sous la direction de Jean-Noël Grandhomme1 et de Laurent Jalabert2, mettent en relation la diversité de ces marqueurs (infrastructures militaires, monuments aux morts, noms de rues, etc.) dans le but de saisir l’histoire et la mémoire d’un territoire. Les acteurs proviennent volontairement de disciplines multiples afin d’entremêler des approches historiques, sociologiques, philosophiques ou géographiques, mais aussi des questions patrimoniales (tourisme de mémoire). Le colloque, dont l’objectif était de s’interroger sur la définition des marqueurs mémoriels, peut être un point de départ pour leur étude et leur connaissance. Il offre un éventail d’analyses sur la richesse des traces de notre passé : d’où proviennent-elles ? Comment les transmettre ? Comment les utiliser ? Cette étude est une ressource permettant d’appréhender au mieux les marqueurs mémoriels, afin d’apprendre à les reconnaître et à se les approprier. Cet ouvrage s’inscrit dans un renouvellement global de la recherche autour des traces du passé et de leur mémorialisation, à l’image du projet RUINES porté depuis 2019 par Stéphane Michonneau3. Celui-ci cherche à saisir l’impact des ruines sur la société et nos relations avec le passé.

Le colloque est organisé de manière thématique, en étudiant d’une part les marqueurs mémoriels de la guerre et d’autre part les marqueurs mémoriels de l’armée. Ces deux thèmes peuvent néanmoins paraître similaires et difficiles à différencier. La complexité de l’ouvrage réside donc dans cette supposée dualité qui conduit toutefois à des interférences, des concordances. Méthodologiquement, ces deux grands axes sont abordés similairement. Dans les deux cas, l’organisation est chronologique : les prémices sont tirées de l’époque moderne (dès le xvie, et même plus ancien, dès le xiie siècle pour la deuxième partie), puis d’éléments plus récents (xxe siècle) pour enfin terminer sur un discours en phase avec l’actualité (xxie siècle). Cette méthode permet d’ouvrir la réflexion sur des questions essentielles à la construction d’une identité. Elle fait également sens avec l’introduction de Laurent Jalabert, dans laquelle est clairement évoquée l’importance d’appréhender le passé, pour mieux vivre le présent et envisager un avenir plus serein. Cela justifie une étude plus chronologique que thématique, même si cette approche semble moins mettre en relation les différentes idées soutenues par les intervenants. Il est également précisé qu’une approche quantitative n’aurait pas été recommandée puisque la vision mémorielle peut varier en fonction des points de vue de chacun. C’est pourquoi les intervenants exposent des exemples résultants de plusieurs époques et domaines de recherche.

Dès le départ, l’accent est mis sur la pluralité des marqueurs mémoriels et de leurs utilisations. L’objectif, en choisissant des études de cas d’époques et de natures différentes, est de dresser un éventail de ces marqueurs. Les intervenants en dressent une liste non exhaustive, pour démontrer l’interdisciplinarité du sujet, l’importance de croiser les matières pour comprendre au mieux leur fonctionnement. Prenant d’abord l’exemple de la chapelle Notre-Dame-de-Bonsecours (1484) et de la chapelle funéraire de la famille Savigny (1521-1530), Raphaël Tassin ouvre le débat en mettant en évidence l’interférence des usages religieux et politique, ou individuel et familial, d’un unique monument. On discerne tôt cette volonté de croiser les disciplines. À travers le monument aux morts de Nancy, Jean-Christophe Blanchard s’intéresse aux distorsions mémorielles et au risque d’amnésie collective qui peut en découler. On prend alors conscience de la complexité des strates de la mémoire, ce que Lucie Villeneuve de Janti confirme en évoquant la porte Désilles (Nancy) et l’évolution de ses symboles au cours des siècles. Laura Joaquin porte le débat à une époque plus récente, démontrant que les questions mémorielles persistent. Elle s’intéresse au monument aux morts de Nancy (1925) et au monument de la Victoire (1921-1925) pour évoquer la difficulté à faire ériger ou perdurer certains marqueurs mémoriels. Ces exemples démontrent leur richesse, mais aussi leur fragilité en raison du risque de tomber dans l’oubli par manque d’intérêt.

Quand des traces peuvent être considérées comme concrètes, il en existe des plus discrètes qu’il est opportun d’évoquer pour insister sur leur caractère pluriel. De nombreux marqueurs sont hérités du passé et sont entretenus pour être transmis aux générations futures (églises, monuments aux morts, etc.). D’autres ont été établis à la suite d’un évènement, sans lui être directement liés, pour rendre hommage dans l’espace public (nom de rues, etc.). C’est l’objet d’étude de Francis Grandhomme, qui expose, à travers une approche toponymique, l’inscription des faits historiques dans l’espace public. Il apporte un nouveau regard sur les traces de notre passé, en faisant comprendre qu’elles existent sous des formes multiples.

Lorsque les marqueurs mémoriels sont nombreux et mouvants, leur traitement peut s’avérer inégal et ne peuvent être étudiés à la même échelle. Un odonyme4 ne peut pas être porté à la même échelle qu’un lieu de mémoire à proprement parler. À travers une approche complémentaire, Mickaël Mathieu, Jean-Arthur Noïque et Hendry Brousse évoquent les monuments liés aux batailles pour réfléchir à ces disparités. Ils prennent pour exemples la bataille de la Marne en Meuse, la mémoire de la 1ère Armée française et les combats du 2e corps d’armée dans le sud des Hautes-Vosges (1944-1945). Mickaël Mathieu se réfère au rayonnement culturel et touristique de la bataille de Verdun (21/02 – 18/12/1916) qui, involontairement, tend à renvoyer au second plan la bataille de la Marne (05/09 – 12/09/1914). L’impact du tourisme de mémoire sur certains lieux rend urgente la matérialisation des marqueurs à des fins de consolidation mémorielle. Une prise de conscience est nécessaire pour les faire exister, perdurer.

Pierre-Louis Buzzi complète ces propos en traitant des marqueurs directement liés aux victimes. Il s’intéresse au rôle des Italiens durant la Grande Guerre et à la façon d’honorer leur participation pour leur permettre de se construire leur propre identité. En parallèle de ces marqueurs moins visibles, Simon Petitot répond en étudiant le cas de la Ligne Maginot, porteuse d’une image plutôt négative. Ces premiers chercheurs exposent ce que peuvent être les marqueurs mémoriels ; divers, provenant de tous horizons. Ils sont fragiles, multiples, soumis à un « cycle de vie » (p. 18).

En suivant le plan chronologique du colloque, Thierry Bontems propose une approche géographique et de cartographie numérique, en ouvrant les marqueurs de la guerre aux questionnements du xxie siècle. À l’ère du numérique, de nouveaux acteurs (Internet, Google Earth, etc.) permettent une forme inédite de transmission de la mémoire, qu’il est nécessaire de saisir. Ces nouvelles technologies permettent de relier histoires et ressources, comme a su le faire le Musée virtuel de la Résistance en Vercors (Isère).

Dans une démarche plus thématique, celle de la réutilisation des infrastructures militaires, bien que gardant une logique chronologique, les intervenants suivants se questionnent sur les marqueurs de l’armée. Jean-Noël Grandhomme et Gilles Muller s’intéressent à l’église de garnison allemande Saint-Maurice à Strasbourg (xive siècle) et aux murs de Haguenau (vestige de la Porte de Wissembourg, 1115). Ils évoquent les relations entre les générations actuelles et leur passé, et leur manière de se l’approprier. Nous observons un attachement particulier à des marqueurs, puisque même s’ils sont ressentis de manière indirecte, ils restent le reflet d’une identité, comme pour la communauté italienne évoquée précédemment. On note l’impact émotionnel de certains marqueurs, raccrochant l’homme à son passé.

À l’aide de traces issues d’une époque plus récente, Pierre Labrude, Pierre-Alain Antoine et Jean-Marie Simon s’intéressent à la présence américaine dans le Grand-Est à l’époque de l’intégration de la France à l’OTAN (1950-1967). La réutilisation des espaces est un facteur clé de la conservation des marqueurs mémoriels. L’accent est porté sur les Housing Areas, destinées à accueillir les familles américaines et devenues à leur départ des habitations civiles. L’interrogation est la suivante : jusqu’où peut aller l’utilisation des marqueurs mémoriels ? Ici, les nouveaux habitants ont quelque peu modifié les lieux de vie, mais sont restés sensibles à la préservation de leur origine, en perpétuant un mode de vie « à l’américaine ». L’aspect affectif d’une mémoire commune est de nouveau mis en discussion.

Denis Mathis et Anne Mathis s’intéressent au « recyclage » (p. 269) des hydrosystèmes défensifs militaires de Basse-Alsace (projet « Route de la Ligne Maginot »). Leur réemploi montre l’importance d’insérer des marqueurs dans les projets territoriaux, pour leur conservation et leur transmission. C’est aussi le cas à Metz, où la production de marqueurs dans l’espace public fait partie intégrante du processus de réaffirmation d’une identité. L’ouvrage prend fin en ouvrant sur ces questionnements actuels. Il est indispensable d’interroger ces lieux pour créer des espaces mémoriels, ici dans un but économique et touristique, parfois dans des buts plus sociaux, comme les Housing Areas. Leur omniprésence peut pousser les acteurs à se poser la question du devoir de préservation du patrimoine militaire au nom de l’Histoire ou du droit à en effacer une partie.

Ce qui ressort de cet ouvrage est l’importance du cycle de vie des marqueurs mémoriels. Entre distorsions mémorielles et complexité des strates de la mémoire, comme l’attestent Jean-Christophe Blanchard ou Lucie Villeneuve de Janti, et vulnérabilité de l’existence des marqueurs, mise en lumière par Mickaël Mathieu ou Pierre-Louis Buzzi, il est essentiel de savoir les repérer et les lire. Pour répondre à ces questionnements, Thierry Bontems à travers la numérisation du passé, Jean-Marie Simon par le biais des Housing Areas ou encore Anne et Denis Mathis au moyen des projets territoriaux, tentent de nous expliquer les différentes façons de les faire vivre.

En s’articulant autour d’une réflexion bâtie sur un riche éventail d’expérimentations et d’études de terrains, cette publication met en exergue la place, l’utilité, le devenir et les limites des marqueurs mémoriels dans nos sociétés. L’ouvrage se distingue des autres travaux sur ce sujet dans le sens où ses auteurs analysent les marqueurs mémoriels sur une vaste période, ce qui permet de comprendre leur évolution, leur fragilité, leur diversité. L’exemple de l’Est de la France, fortement marqué par la présence militaire, en temps de guerre comme en temps de paix, rend l’étude transposable à tout autre territoire. En effet, en étudiant des marqueurs de tous horizons, reconnus ou moins évidents, même les espaces moins touchés par les batailles et par la présence de constructions militaires peuvent prendre cette étude comme modèle, ce qui en fait un élément clé pour la recherche scientifique.

Bibliographie

JALABERT L. (dir.), 2014, La mémoire de la Première Guerre mondiale dans les Pyrénées-Atlantiques, Pau : Cairn.

PONTET J. (dir.), 2016, Dictionnaire des monuments aux morts du Pays Basque de la Grande Guerre, Bayonne : Éditions Koegui.

Notes

1 Professeur des universités en histoire contemporaine – Université de Lorraine, CRULH. Retour au texte

2 Maître de conférences habilité à diriger des recherches en histoire moderne – Université de Lorraine, CRULH. Retour au texte

3 Stéphane Michonneau, professeur des universités en histoire contemporaine, Institut de Recherches Historiques du Septentrion (UMR 8529), Les usages politiques et sociaux des ruines de guerre entre résilience, commémoration et patrimoine – Ruines. Retour au texte

4 « L’odonymie est la branche de la toponymie qui s’intéresse aux noms de voies, notamment rues, boulevards, impasses etc., et plus généralement d’espaces publics ouverts (places, esplanades, squares, etc.) voire, au sens le plus large, à l’ensemble des noms d’espaces publics. », BOURON J.-B., 2021, « Odonymie », Géoconfluences, [en ligne], http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/odonymie, consulté le 21 juin 2023. Retour au texte

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Référence électronique

Clara Gonzalez, « GRANDHOMME Jean‑Noël, JALABERT Laurent (dir.), Les marqueurs mémoriels de la guerre et de l’armée. La construction d’un espace du souvenir dans l’Est de la France », Mosaïque [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 01 août 2023, consulté le 15 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/mosaique/2331

Auteur

Clara Gonzalez

Doctorante en histoire contemporaine, ITEM, Université de Pau et des Pays de l'Adour

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