Appel à contribution : Numéro 22 de la revue Mosaïque « La retraite »

Rien d’original au fait de considérer que certains lexèmes s'imposent plus que d’autres dans la pensée d’une époque et cristallisent du même coup les préoccupations des sociétés. Mais c’est justement ce monopole lexical qui exige une attention toute particulière à l’endroit de mots risquant – à force d’être convoqués – de perdre les nuances de leur signification. À l’heure actuelle et comme l’a montré l’actualité sociale, ces considérations concernent à l’intime un substantif en particulier : la retraite.

Une mise en lumière étymologique nous apprend que le nom féminin « retraite » trouve son origine dans le verbe latin trahere (tirer) auquel est attaché le préfixe re- marquant un mouvement arrière. Ainsi, retrahere signifie « retirer » ou « tirer vers l’arrière », ce qui en fait du même coup un mot voisin de substantifs tels que « mouvement » ou « départ ». Force est de constater que la notion de retraite ne peut donc être comprise sans interroger des problématiques spatiales ni sans envisager la notion de déplacement. Si le mouvement semble à ce point important dans la compréhension de la notion, il est difficile de mettre sous le tapis la destination de ce même mouvement de retraite. Et pour cause, par métonymie, quand on parle de retraite, on parle également d’un lieu. Alors que la retraite comme action est marquée du sceau du mouvement, la retraite comme lieu est synonyme d’immobilisation. Sans surprise, en littérature, l’idée de refuge émerge : la retraite étant ce lieu de solitude où l’on se retire pour échapper au tumulte et aux tracasseries. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Voltaire lui-même affirmait que « [l]a retraite est le port où il faut se réfugier après les orages de la vie ». Dès lors, on voit bien que la notion gagnerait à être analysée à la lumière des théories du spatial turn. À la suite des travaux précurseurs de Bakhtine et Lotman qui les premiers se sont interrogés sur les relations entre la littérature et l’espace, les courants géocentrés pourraient apporter un éclairage nouveau sur la retraite comme lieu. Ainsi la géopoétique (White, 1994 ; Bouvet, 2011), cette sensibilité à la beauté et à la force poétiques de la nature, autant d’éléments intrinsèquement liés « aux bords [du] lac enchanté » de la retraite, pour parler comme Lamartine. Ou encore la géocritique (Westphal, 2007), explorant l’ancrage géographique des œuvres littéraires à partir de « disciplines de l’espace » comme l’urbanisme, la géographie, la cartographie ou la théorie du paysage. Cela permettrait de comprendre la manière dont les lieux de retraite en littérature cristallisent des enjeux multiples puisqu’ils sont à la fois des réalités concrètes possédant une architecture propre et des espaces fictionnels vécus, servant l’organisation narrative des romans en même temps qu’ils relèvent d’une analyse socio-historique comme décors de la fiction.

De manière topique et dans la lignée d’une représentation marquée par le sceau de la société et des textes du XVIIIe siècle, le lieu de retraite reprend en outre l’ancienne opposition entre nature et culture et se présente comme un havre de paix (souvent religieux) tout à la fois bucolique, verdoyant et silencieux. C’est justement la définition qu’en donne Antoine Furetière dans son Dictionnaire universel, voyant la retraite comme : « une séparation du commerce du monde, soit par principe de piété en s’enfermant dans un Couvent, soit par amour de la solitude pour mener une vie privée, et retirée »1. Comment ne pas penser à cet égard à la retraite d’un Rousseau qui, se sentant – à tort ou à raison – persécuté, trouve un lieu de retraite pour ses rêveries de promeneur solitaire ? Dans la tradition littéraire, la retraite revient alors à se retirer de la vie civile et mondaine. Cela dit, il serait fautif de s’imaginer les lieux de retraites comme autant d’espaces idylliques. N’oublions pas les retraites religieuses imposées aux femmes durant ce même XVIIIe siècle et tâchons de garder à l’esprit ces mots de Diderot dans La Religieuse : « Il faut peut-être plus de force d'âme encore pour résister à la solitude qu'à la misère ; la misère avilit, la retraite déprave ». Enfin, il serait tout aussi fautif d’écarter sans nuance la possibilité de retraites urbaines. Ainsi le réconfort des cafés et des lieux publics en général, voire même la multitude des rues comme le laisse à penser l’analyse de Brigitte Krulic qui voit dans ces retraites urbaines des « [l]ieu[x] de rencontre qui autorise[nt] la combinaison de deux états en apparences inconciliables - rester seul et silencieux sans se sentir isolé, être seul au milieu des autres »2. Partant, le lieu de retraite peut naturellement devenir propice à la création artistique, ce qui donne alors tout son sens aux mots de Goethe lorsqu’il affirme que : « Le talent se développe dans la retraite ».

La notion de retraite offre aussi une quantité d’implications d’une extrême contemporanéité. Malgré la polysémie du terme, l’acception la plus couramment retenue de la retraite renvoie au droit social acquis depuis l’ordonnance du 19 octobre 1945, qui institue le système de retraites. Initialement construite comme un droit au repos après toute une carrière passée, la retraite transforme l’histoire de la vieillesse avec le passage de l’image de « vieillard » à celle de « retraité » (Feller, 2005). Depuis, le sens de la retraite a évolué parallèlement aux politiques publiques et aux mutations démographiques. La généralisation des préretraites des années 1970-1990 a conduit à un modèle de retraite tournée vers les loisirs (Caradec, 2017 ; Guillemard, 2002) tandis qu’on assiste depuis les années 2000 à un allongement de la durée de vie active et à un glissement progressif vers le « vieillissement actif » (Moulaert, Viriot-Durandal, 2014 ; Phillipson, 2018). Ce sont les représentations sociales de la retraite qui s’en trouvent modifiées et, en conséquence, les modes de vie des individus dont les attentes oscillent entre une incitation croissante à la prolongation d’activité et un temps de réalisation de soi à la retraite (Burnay, 2013). En interrogeant le sens de la retraite, on engage par la même occasion le rapport de l’individu à la société et la question de la participation, ou non, du citoyen à la politeia pour le dire à la manière des Grecs.

Soyons enfin attentifs à ne pas oublier un dernier pan sémantique du mot, à savoir, celui de la retraite dans le langage guerrier. De facto, il est difficile de comparer les acceptions déjà évoquées à la retraite de Russie, celle des troupes napoléoniennes peinte par Théodore Géricault et qui s’attache à l’art militaire. Dans cette perspective, la retraite revient alors à un abandon du champ de bataille lorsqu’il devient impossible à une armée de tenir ses positions. Cette perspective permet, pour finir, de souligner ceci : la retraite est placée sous le signe de l’ambivalence. On le voit, elle peut tantôt être subie, tantôt être choisie. Il semble à ce titre difficile de mettre sur un pied d’égalité le soldat de la retraite de Dunkerque décrit par Aragon dans Les Communistes et l’homme du monde voulant s’éloigner des tracasseries citadines. Pour le premier, la retraite est collective et n’est pas à son initiative. Pour le second il s’agit d'une décision individuelle et solitaire d’un sujet sur lui-même. Pour ajouter encore à la complexité, le mouvement de la retraite ne connaît pas toujours le même rythme. Une fois encore, la perspective n’est pas la même pour la retraite du soldat ou pour celle de l’homme du monde. Le premier fuit avec précipitation pour préserver sa vie tandis que le second a tout le loisir d’organiser sereinement son voyage.

En définitive, toutes ces voies sont autant de pistes d’analyse et montrent que la notion proposée à l’étude est placée sous le signe d’une diaprure sémantique extrêmement riche. La retraite, loin de se résumer à une compréhension univoque, s’avère sans conteste polymorphe et invite à une analyse interdisciplinaire dans laquelle l’histoire, la littérature, la sociologie ou encore la philosophie apporteront des éclairages complémentaires et garantiront une compréhension fine.

Les propositions doivent pouvoir s’intégrer sinon dans plusieurs des axes suivants du moins dans l’un d’eux :

Axe 1 : Les problématiques spatiales de la retraite : envisagée comme lieu historico-littéraire récurrent ou comprise au regard de la mise en mouvement qu’elle implique (approche géographique ou relative aux enjeux de littérature et d’espace).

Axe 2 : Les enjeux socio-historiques de la retraite au fil des siècles : entre participation à la vie de la cité et retrait du monde social.

Axe 3 : Retraites urbaines, retraites rurales : de la vieille opposition entre nature et culture à l’apparition de néo-retraites. Les approches littéraires (la retraite comme topos) mais aussi sociologiques (enjeux des espaces sociaux) sont envisageables.

Axe 4 : Entre retraite choisie et exil forcé : quand la retraite se fait aussi salvatrice que contrainte. Les approches socio-historiques seront les bienvenues pour décrypter l’organisation des retraites (notamment religieuses) au fil du temps. Une appréhension philosophique apportera de même un éclairage nouveau sur la question.

Bibliographie indicative :

  • BAKHTINE Mikhail, Esthétique et théorie du roman (1937-38 ; 1973), trad. du russe, Paris, Gallimard, 1978.
  • BEUGNOT Bernard, Le discours de la retraite au XVIIe siècle. Loin du monde et du bruit, Presses Universitaires de France, « Perspectives littéraires », 1996.
  • BLASQUIET-REVOL Hélène, SABAU Clovis, LENAIN Marie-Anne et al., « Les retraités : acteurs de la création d'activités », Gérontologie et société, 2011/3 (vol. 34 / n° 138), p. 51-65.
  • BROCAS Anne-Marie, « Les femmes et les retraites en France : un aperçu historique », Retraite et société, 2004/3 (no 43), p. 11-33.
  • BROSSEAU Marc, « L’Espace littéraire entre géographie et critique », in Rachel Bouvet et B. El Omari (dir.), L’Espace en toutes lettres, Montréal, Nota bene, 2003.
  • BURNAY Nathalie, « Aménagement des fins de carrière : entre reconfiguration des temps sociaux et transformations normatives », SociologieS, 2013.
  • CAMUS Audrey et BOUVET Rachel, Topographies romanesques, Rennes Presses universitaires de Rennes, 2011.
  • CARADEC Vincent, « L’épreuve de la retraite Transformations sociétales, expériences individuelles », Nouvelle revue de psychosociologie, 23, Érès, 2017, no 1, p. 17‑29.
  • DING Ruoting, « Quand un roi désire la retraite : L’abdication dans le théâtre français du XVIIe siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, 2 – 2019, Presses universitaires de France (PUF), 2019, no 119e année - n° 2, p. 3‑22.
  • FELLER Elise, Histoire de la vieillesse en France 1900-1960, Paris, Seli Arslan, 2005.
  • GUILLEMARD Anne-Marie, « De la retraite mort sociale à la retraite solidaire », Gérontologie et Société, 2002/3, (n° 102), pp. 53-66
  • HAMRAOUI Éric, « Travail, vieillissement et retraite : un point de vue philosophique », Nouvelle revue de psychosociologie, 2017/1 (n° 23), p. 127-135.
  • KRULIC BRIGITTE, Europe, lieux communs : cafés, gares, jardins publics..., Paris, Autrement, 2004.
  • LEGRAND Monique, La retraite : une révolution silencieuse, Érès, « Pratiques du champ social », 2001.
  • LOTMAN Iouri, La Structure du texte artistique (1970), trad. du russe, Paris, Gallimard, 1973.
  • PISELLI Francesca, « La retraite au fil des mots », Dix-huitième siècle, 2016/1 (n° 48), p. 27-39.
  • ROGER Alexandra, « Les retraites monastiques subies en France au XVIIIe siècle : traitement littéraire et réalité du phénomène », Dix-huitième siècle, 2016/1 (n° 48), p. 57-72.
  • TALPIN Jean-Marc, « La retraite ou la négativité du travail », Nouvelle revue de psychosociologie, N° 23, 2017, no 1, p. 83‑95.
  • WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007.
  • WHITE Kenneth, Le plateau de l’albatros : introduction à la géopoétique, Marseille, le Mot et le reste, 2018.

Modalités de soumission :

Les propositions de contributions devront être envoyées avant le 15 janvier 2024 aux trois adresses suivantes : revue.mosaique@univ-lille.fr ; nicolas.allart@univ-lille.fr ; emma.leroy@univ-lille.fr

Elles ne devront pas excéder 500 mots et devront être accompagnées d’une courte biobibliographie (titre de la thèse, institution(s) de rattachement, directeur ou directrice de thèse, date de soutenance si la soutenance a eu lieu).

La revue Mosaïque est une revue de jeunes chercheurs et chercheuses : de fait, dans le cadre de cet appel à contributions, les propositions sont réservées aux doctorants, aux postdoctorants et jeunes docteurs sans poste universitaire pérenne.

Les articles rédigés ne devront pas dépasser 45 000 caractères espaces compris. Ils devront respecter les normes de présentation de la revue, disponibles sur la page suivante : https://www.peren-revues.fr/mosaique/1999

Calendrier :

Date limite d’envoi des propositions : 15 janvier 2024
Réponse aux auteurs et autrices : 1er février 2024
Envoi de l’article entièrement rédigé : 1er mai 2024
Premier retour aux auteurs et autrices : début juillet 2024
Publication du numéro de la revue : décembre 2024

Notes

1 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes des sciences et des arts, […] corrigé et augmenté par M. Basnage de Beauval et en cette nouvelle édition revue […] par M. Brutel de La Rivière, La Haye, Husson, 1727, t. 4. Retour au texte

2 Brigitte Krulic, Europe, lieux communs : cafés, gares, jardins, publics, p. 23. Retour au texte

Document annexe

Droits d'auteur

CC-BY