Sortir de l’Anthropocène par le milieu

L’activisme spéculatif de Haraway, Stengers et Tsing

DOI : 10.54563/mosaique.2373

Résumés

La notion d’« Anthropocène » a ouvert en écologie tout un champ de réflexion articulant étroitement science et politique, en soulignant l’impact des activités humaines sur l’environnement. Cela étant, il ne s’agit pas d’une notion neutre, en ce qu’elle est au cœur d’un système discursif qui prête une importance centrale à l’Humanité dans l’histoire de la Terre. Le but de cet article est d’aborder la façon dont plusieurs chercheurs et chercheuses (en particulier Donna Haraway, Anna Tsing et Isabelle Stengers) ont récemment proposé d’autres formes de mise en récit de notre époque. Leurs propositions relèvent de ce qu’on peut appeler avec Stengers un « activisme » spéculatif, en ce qu’il s’agit, en pensant autrement notre situation sur Terre, de faire émerger au sein même de l’Anthropocène de nouvelles manières d’habiter notre monde – autrement dit, il s’agit de sortir de l’Anthropocène « par le milieu », pour reprendre une expression deleuzienne.

The notion of “the Anthropocene” opened up a new field of reflection in ecology that closely links science and politics, in that it questions the impact of human activities on the environment. However, this notion is not neutral: it is at the heart of a whole discursive system which gives a central importance to Humanity in the history of the Earth. The aim of this article is to discuss the way in which several researchers (including Donna Haraway, Anna Tsing and Isabelle Stengers) have recently proposed other ways of telling the story of our time. Theirs propositions may be considered as a form of what Stengers calls a speculative “activism”: by changing our ways of thinking about our place on Earth, we may contribute to the rise of new ways of living in our world within the Anthropocene itself. Which means we could escape the Anthropocene “from the middle”, to use a deleuzian phrase.

Index

Mots-clés

écologie, Anthropocène, Chthulucène, philosophie spéculative, philosophie pratique, Haraway, Stengers, Tsing

Keywords

ecology, Anthropocene, Chthulucene, speculative philosophy, practical philosophy, Haraway, Stengers, Tsing

Plan

Texte

Introduction

Ainsi que l’a énoncé Bruno Latour dans Nous n’avons jamais été modernes, la situation de dérèglement écologique qui caractérise notre époque impose de se détacher de la dichotomie habituellement faite entre ce qui relève de la culture, de l’humain, et ce qui relève d’une nature supposée vierge de toute influence humaine : « où classer le trou d’ozone, le réchauffement global de la planète ? Où mettre ces hybrides ? Sont-ils humains ? Humains puisque c’est notre œuvre. Sont-ils naturels ? Naturels puisqu’ils ne sont pas notre fait. Sont-ils locaux ou globaux ? Les deux » (Latour, 1991 : 72).

Cette idée selon laquelle l’humain et le naturel ne pourraient plus être distingués tant ils s’interpénètrent trouvera un écho important dans la notion d’« Anthropocène », qui va jusqu’à faire de l’humanité une force géologique à part entière. On peut néanmoins remarquer que la notion d’« Anthropocène » maintient une polarité forte entre ce qui relève de l’humain et ce qui relève de la nature : on a d’un côté l’humanité comme principe actif d’hybridation de la nature, et de l’autre la nature qui se trouve passivement marquée par l’activité humaine. Aussi l’Anthropocène est-il régulièrement présenté comme l’époque de l’Homme, d’un Anthropos imposant sa marque sur son environnement. Comme on le verra, une telle conception a des implications directement politiques : ce qu’Anthropos a causé, c’est à Anthropos de le réparer, et l’on en vient ainsi aisément à l’idée que c’est à l’activité humaine de maîtrise de la nature qu’il revient de nous faire surmonter les épreuves de notre époque1.

Je résume ici quelques reproches qui ont pu être faits à certains discours reposant sur la notion d’« Anthropocène », laquelle a de fait suscité au moins autant de méfiance que d’enthousiasme. Mais cette méfiance elle-même s’est avérée féconde : elle a ouvert un champ spéculatif consistant à demander comment il convient de penser notre situation dans le monde terrestre que nous habitons. En opposant de façon aussi manifeste les Hommes et leur activité d’une part, et d’autre part tout le reste de la Terre qui s’en trouve affecté, la notion d’« Anthropocène » invite en effet à se demander s’il n’y aurait pas d’autres manières de penser notre situation actuelle, et notamment, s’il ne serait pas possible de relativiser la place de l’humanité sur Terre. De fait, les êtres humains ne sont que des êtres parmi les autres, et partagent la Terre avec une multitude d’autres espèces animales, végétales, bactérielles, etc. Ainsi que le résume Donna Haraway (2016 : 55) : « nous sommes humus, pas Homo, pas anthropos ». Certes, l’activité humaine se trouve avoir eu un impact important sur la situation de « débâcle » écologique qui est aujourd’hui la nôtre2, mais il n’en importe pas moins de ne pas se précipiter vers la conclusion que l’humanité serait devenue l’acteur principal de l’histoire terrestre. Au contraire, il s’agit là de questions qui demandent à être adressées en tant que telles : quel type de discours implique une telle conception, et quelles autres conceptions de notre implication dans les écosystèmes que nous habitons pouvons-nous lui opposer ?

Par ce qu’elle a de critiquable, la notion d’« Anthropocène » a donné lieu à des entreprises spéculatives présentant des implications directement pratiques : ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement ce que nous pensons de la vie sur Terre et de notre statut en tant qu’êtres vivants, c’est aussi la manière dont il convient pour nous d’habiter le monde, dès lors que nous refusons d’adopter l’attitude conquérante (ou inversement, tragique) de l’« Anthropocène ». Il s’agit alors, par un effort spéculatif, de désamorcer le mode de pensée qui nous fait considérer qu’il nous appartient, en tant qu’Humanité, de surmonter des épreuves qui seraient les nôtres. Ce qui revient finalement à faire exister notre époque autrement que selon les modalités suggérées par la notion d’« Anthropocène ». Pour reprendre une expression deleuzienne, il s’agit de sortir de l’Anthropocène « par le milieu » (Deleuze & Guattari, 1980 : 31, 36-37).

Un tel effort relève à proprement parler d’un « activisme » spéculatif, selon l’expression proposée par Isabelle Stengers : il s’agit d’« activer » d’autres manières possibles de penser, de ressentir et par là de vivre concrètement dans le monde (Stengers, 2020 : 28). Le but de cet article est d’explorer les voies de cet activisme spéculatif chez trois autrices qui ont contribué à introduire d’autres manières de penser notre époque que celle de l’« Anthropocène » : Donna Haraway, Anna Tsing et Isabelle Stengers. Avec Haraway, le rejet de la notion d’« Anthropocène » donne lieu à une proposition spéculative originale, celle du « Chthulucène », qui introduit une autre manière de penser le cadre historique dans lequel nous nous inscrivons. Chez Tsing, l’effort pour penser autrement l’histoire terrestre est inséparable d’une méthode pour aborder les situations complexes au sein desquelles les différents êtres peuplant le monde sont amenés à se rencontrer. Quant à Stengers, elle interroge telle quelle l’attitude de pensée qui consiste à se rendre sensible à des situations précaires et enchevêtrées telles que celle que nous vivons actuellement.

L’Anthropocène et ses critiques

Depuis son introduction par Paul J. Crutzen et Eugene P. Stoermer, le concept d’« Anthropocène » a contribué à une réorientation des discussions portant sur les écosystèmes terrestres, en mettant en avant la part qu’y prennent les activités humaines (Crutzen & Stoermer, 2000). Ainsi que le résument Simon L. Lewis et Mark A. Maslin dans leur article « Defining the Anthropocene », « l’activité humaine a pris de nos jours une dimension globale, et elle est la cause de la plupart des changements environnementaux actuels », en sorte que « les conséquences de l’activité humaine seront probablement observables dans les relevés stratigraphiques de la géologie terrestre pendant plusieurs millions d’années » (Lewis & Maslin, 2015 : 171). Le concept d’« Anthropocène » ne constitue donc pas seulement une proposition concernant la dénomination de l’époque géologique actuelle : en affirmant qu’il est possible de repérer dans les données stratigraphiques la marque tangible des effets de l’activité humaine sur l’environnement terrestre, les promoteurs de ce terme proposent d’inclure dans les discussions scientifiques la question de notre impact sur l’écologie terrestre, ce qui revient à faire des scientifiques « les arbitres – jusqu’à un certain point – de la relation humains-environnement » (Lewis & Maslin, 2015 : 171).

Sur un plan strictement géologique, la définition de l’Anthropocène dépend de l’identification de marqueurs témoignant d’un impact global de l’activité humaine sur l’environnement terrestre. Le choix de tel ou tel marqueur amène ainsi à faire commencer l’Anthropocène à des dates variables, allant du début du Pléistocène (usage du feu par les êtres humains et présence de résidus charbonneux) à l’après-Seconde Guerre mondiale (essais nucléaires et présence de radioactivité dans les sols), en passant par le xviie siècle (déforestations massives et circulation des espèces entre l’Europe et l’Amérique) et l’époque industrielle (usage massif de combustibles fossiles). L’Anthropocène ne prend pas la même signification selon la date à laquelle on le fait commencer : un Anthropocène datant des débuts de l’usage du feu nous amènera à considérer l’activité humaine dans ce qu’elle a de plus général, tandis qu’un Anthropocène datant de la révolution industrielle ou encore de la « grande accélération » industrielle du milieu du xxe siècle mettra l’accent sur le mode de fonctionnement des sociétés capitalistes occidentales au cours des deux derniers siècles. D’où l’introduction de diverses notions concurrentes, notamment le « Capitalocène », qui met l’accent sur l’origine capitaliste du dérèglement écologique (Moore, 2015 ; Haraway, 2016), ou encore le « Plantationocène » qui met en avant les effets du colonialisme et des modes de production modernes : plantations, déforestations, déplacements de populations humaines et non-humaines, etc. (Haraway & al., 2015 : 556-557) En somme, « l’évènement ou la date choisie pour faire commencer l’Anthropocène aura une influence sur les histoires qui seront racontées à propos du développement actuel des sociétés humaines » (Lewis & Maslin, 2015 : 178). L’émergence de l’idée d’Anthropocène contribue ainsi à un rapprochement entre les sciences naturelles et les sciences humaines et sociales, en sorte que même une penseuse critique de l’« Anthropocène » telle qu’Anna Tsing a pu reconnaître que cette notion présente du moins l’intérêt de susciter une pensée critique transversale, susceptible de réunir des scientifiques par-delà les divisions traditionnelles de la science (Haraway & al., 2015 : 541). Cette transversalité sur le plan scientifique induit par ailleurs une convergence entre sciences et politique : le concept d’« Anthropocène » a introduit des questions qui engagent les scientifiques à articuler leurs recherches avec les préoccupations politiques caractérisant l’époque de catastrophe écologique et climatique à laquelle nous appartenons.

Un intérêt majeur du concept d’« Anthropocène » est donc qu’il soulève l’enjeu de la mise en récit qu’il s’agit de proposer lorsqu’on considère le statut de l’humanité au sein de son environnement terrestre, la question étant celle de la responsabilité humaine dans la situation écologique qui est aujourd’hui celle de la Terre3. Or, de ce point de vue, il n’y a pas seulement débat sur la date à laquelle il convient de faire commencer l’Anthropocène : le fait même d’assigner une ère géologique à l’Humanité, représentée par la figure d’Anthropos, a suscité de nombreux débats et critiques – ce qui a permis de questionner d’autres aspects du rôle que joue la mise en récit dans notre façon d’aborder notre relation à notre environnement.

Dans son article « On the Poverty of Our Nomenclature », Eileen Crist souligne ainsi le fait qu’à partir du moment où l’idée d’« Anthropocène » se présente comme une « élaboration discursive » induisant une certaine forme de mise en récit, il importe d’interroger, justement, le genre de discours qui lui est sous-jacent (Crist, 2013 : 129). À ses yeux, nommer une ère géologique en référence à Anthropos revient à « refléter et à renforcer la vision du monde dont la mise en pratique a produit l’‘‘Anthropocène’’ » (Crist, 2013 : 129-130). Et de fait, il est notable que dans leur article séminal, Crutzen et Stoermer aient présenté le concept d’« Anthropocène » selon des termes tendant à prendre acte de la domination humaine sur la nature, la question étant seulement pour eux de savoir comment exercer cette domination de manière viable (sur le mode, donc, d’un développement durable) :

À moins d’une catastrophe majeure […], l’humanité continuera d’être une force géologique de premier plan pour bien des millénaires, peut-être même pour des millions d’années. Le développement d’une stratégie mondiale susceptible de défendre la stabilité des écosystèmes contre l’impact de l’activité humaine sera l’une des grandes tâches du futur de l’humanité. […] C’est ainsi une tâche excitante, mais également difficile et même intimidante, qui s’annonce pour la recherche mondiale et pour la communauté des ingénieurs : celle de guider l’humanité vers une gestion globale et durable de l’environnement (Crutzen & Stoermer, 2000 : 18).

Ce que Crist appelle le « discours » de l’Anthropocène consiste ainsi non seulement à reconnaître l’impact de l’activité humaine sur les écosystèmes, mais aussi à faire de l’humanité l’agent central du devenir global de la Terre : la responsabilité humaine dans le dérèglement de l’écologie planétaire est pensée sur le mode mythique (« prométhéen ») d’une humanité s’étant distinguée du reste de la nature, et assumant de ce fait la charge de sa gestion (Crist, 2013 : 131). Dans une telle optique, remarque Crist, « la liberté qu’aurait l’humanité de choisir une manière différente d’habiter la Terre est tacitement reconnue comme absente » (Crist, 2013 : 138) : si l’Anthropocène est le produit de l’histoire victorieuse de l’humanité sur la nature, alors l’avenir de cette période ne saurait consister en un changement de notre rapport à notre environnement, mais seulement en un prolongement de la domination des Hommes sur la Terre.

L’article de Crist est en cela représentatif d’un ensemble de critiques adressées à la notion d’« Anthropocène », selon lesquelles il ne s’agit pas seulement de discuter l’extension de l’époque nommée « Anthropocène » – quand bien même cette question présente déjà des implications d’ordre politique – mais de remettre en question les modalités mêmes de mise en récit que ce concept induit dans notre manière d’appréhender notre statut sur Terre. C’est ce qu’exprime notamment Donna Haraway lorsqu’elle demande : « comment peut-on penser dans l’urgence de cette situation sans avoir recours aux mythes auto-complaisants et autoréalisateurs de l’apocalypse ? » (Haraway, 2016 : 35). Cette question de Haraway fait écho à la critique de Crist4 : pour elle, si la notion d’« Anthropocène » a permis de poser la question du rôle de l’activité humaine dans les écosystèmes terrestres, il convient néanmoins de ne pas la laisser suggérer du même coup une réponse toute faite à cette question, réponse qui se réduirait à « une version réchauffée et presque risible de la grande aventure phallique de l’humanisation et de la modernisation, dans laquelle l’homme, fait à l’image d’un dieu disparu, assume ses propres superpouvoirs pour opérer son ascension à la fois profane et sacrée, tout ça pour finir (une fois de plus) dans une débandade tragique » (Haraway, 2016 : 47).

Ce que suggère donc le concept d’« Anthropocène », selon des critiques comme Crist et Haraway, c’est l’idée d’une histoire univoque dont l’humanité serait le seul élément moteur : on perd alors de vue le fait que « les humains ne sont pas les seuls acteurs importants » dans l’histoire planétaire, et que « tous les autres êtres n’y sont pas réduits à seulement réagir » (Haraway, 2016 : 55). À ce sujet, il convient justement de souligner cet aspect paradoxal de la fécondité du concept d’« Anthropocène » : c’est précisément parce qu’il joue un rôle de repoussoir, en tant qu’il impose l’idée mythique et apolitique d’un Anthropos coupable de la catastrophe actuelle et en même temps seul capable de la surmonter (Moore, 2016 : 3 ; Larrère, 2018 : 489), que l’« Anthropocène » a ouvert la voie à tout un ensemble de propositions alternatives, suggérant d’autres mises en récit de notre époque, et par là d’autres modes d’engagement écologique.

La plupart de ces propositions, ainsi que je l’ai évoqué, se présentent comme des formes alternatives de dénomination de notre époque : contre l’« Anthropocène » qui nous invite à ne considérer l’humanité qu’en tant qu’espèce, ce qui revient à dépolitiser la question du dérèglement écologique, on assiste à un foisonnement de termes tels que le « Capitalocène » et le « Plantationocène », ou encore l’« Anglocène » (Bonneuil & Fressoz, 2016 : 137), qui mettent plutôt l’accent sur l’émergence civilisationnelle du capitalisme et du colonialisme dans les sociétés occidentales. Mais parmi ces propositions, il en est une en particulier qui ne se contente pas d’entrer dans ce débat concernant l’attribution de la responsabilité des désastres écologiques actuels, mais invite plutôt à introduire un « autre plan de problématisation » (Zitouni, 2019 : 95-96) : il s’agit de la figure du « Chthulucène » introduite par Donna Haraway. Ce que propose Haraway, ce n’est pas seulement de qualifier notre époque, fût-ce en opposition au discours de l’« Anthropocène » mais bien plutôt de la réinscrire dans une continuité plus vaste. Il devient alors possible d’interroger notre implication dans le devenir de la Terre sans penser celui-ci sur un mode anthropocentrique : ce qui est en question, c’est notre capacité à nous engager dans la continuité d’un monde complexe qui nous dépasse, et qui par conséquent n’attend rien de nous. Autrement dit, Haraway nous invite à garder à l’esprit le caractère irréductiblement pluraliste de l’histoire terrestre, ce qui impose de relativiser le statut de l’humanité au sein de son environnement.

De l’Anthropocène au Chthulucène : la proposition spéculative de Donna Haraway

La figure harawayenne du « Chthulucène » peut être vue comme la synthèse, sur le plan écologique, de tout un ensemble de conceptions développées par l’autrice au cours de sa trajectoire intellectuelle, mettant tout particulièrement l’accent sur l’indissociabilité de la nature et de la culture (elle emploie à ce titre le néologisme « natureculture »), et plus généralement sur l’idée d’enchevêtrement. Pour Haraway, il n’est jamais possible de séparer nettement deux formes d’existence : tous les êtres s’entremêlent et s’entre-digèrent, et ce dans tout écosystème, y compris ceux comprenant les individus humains et leurs artefacts. À ses yeux, l’un des problèmes que pose le concept d’« Anthropocène » est justement qu’il passe sous silence le rôle des enchevêtrements entre formes d’existence humaines et non-humaines dans l’évolution des écosystèmes terrestres – elle s’inscrit par exemple dans la lignée de Lynn Margulis pour affirmer que « depuis toujours, les plus grandes terraformatrices (et réformatrices) qui soient ont été, et sont toujours, les bactéries et leurs semblables, sans compter qu’elles sont en perpétuelle inter/intra-action avec des myriades d’autres formes d’existence (y compris avec les gens et avec leurs pratiques technologiques ou autres) » (Haraway, 2016 : 99 ; Margulis & Sagan, 1997).

Cette idée d’« intra-actions » est reprise par Haraway à Karen Barad, afin de souligner le fait que « les puissances d’agir distinctes ne précèdent pas, mais plutôt émergent de leurs intra-actions » (Barad, 2007 : 33) : les êtres ne sont ce qu’ils sont qu’en vertu des enchevêtrements dans lesquels ils sont impliqués. Haraway emploie également à ce sujet le terme de « sympoïèse », qu’elle doit à la biologiste Beth Dempster (Haraway, 2016 : 33, 61). Cette notion de « sympoïèse » vise à décrire la manière dont un écosystème donné est l’expression des relations symbiotiques entre ses membres : on insiste alors sur la dimension collective, pluraliste, et par là instable, non garantie par un principe d’homéostasie, de l’équilibre des écosystèmes. La vie sur terre se présente dès lors comme un enchevêtrement non centralisé de relations symbiotiques constituant d’un même geste les écosystèmes et les êtres qui les peuplent, ces derniers étant de ce fait dépendants des relations dans lesquelles ils sont engagés – ainsi peut-on affirmer avec le biologiste Scott Gilbert que « nous n’avons jamais été des individus » (Gilbert & al., 2012).

C’est avec tout cela à l’esprit que Haraway a introduit le terme « Chthulucène ». Pour le forger, elle a emprunté le nom taxinomique d’une espèce d’araignée endémique de la Californie, Pimoa Cthulhu, l’image de l’araignée aux multiples pattes suggérant l’idée d’une situation « tentaculaire » au sens étymologique dérivé du latin temptare (« toucher », « essayer »), et le nom « Cthulhu » ayant été remanié en « Chthulu » afin de faire écho au χθών grec (« la terre »). Le nom « Chthulucène » renvoie ainsi à la coexistence de multiples puissances d’agir contribuant ensemble, à tâtons, à la composition d’une Terre commune5 (Haraway, 2016 : 31). Ainsi, avec le Chthulucène, il n’est plus question d’opposer en bloc Anthropos et la Nature :

aucune espèce, pas même la nôtre (malgré toute l’arrogance avec laquelle nous prétendons être de ‘bons’ individus se pliant à des scénarios occidentaux soi-disant modernes), n’agit seule ; ce sont des agencements d’espèces organiques et d’acteurs abiotiques qui font l’histoire » (Haraway, 2016 : 100).

Il est à remarquer qu’en insistant ainsi sur l’entrelacement de l’humain et du non-humain, Haraway a elle-même fait l’objet de certaines critiques similaires à celles qui ont été adressées au discours de l’« Anthropocène », en particulier de la part de Crist. Celle-ci a en effet perçu dans la pensée de Haraway, et en particulier dans la notion de « natureculture », une forme de « réification » de la domination humaine sur la nature : si l’on affirme que tout être non-humain est marqué par l’humanité et que toute nature est en même temps culture, on est alors en train de prendre acte de l’omniprésence terrestre d’Anthropos sur le mode d’un fait accompli, alors que c’est précisément cela qu’il s’agit de critiquer (Crist, 2010 : 645-646). On peut certes remarquer qu’en émettant cette critique, Crist tend à minimiser le caractère symbiotique, et par là non fixe et non centralisé de cette notion harawayenne : les naturecultures sont le produit des intra-actions entre les êtres humains et non-humains qui sont amenés à se rencontrer, et elles sont en conséquence changeantes et instables. Il n’est donc pas question ici de valider, ni encore moins de réifier, une humanisation des milieux naturels, mais plutôt de suivre à la trace les rencontres entre humains et non-humains et d’interroger ce qu’elles produisent. La critique de Crist date d’ailleurs d’une période où la figure du « Chthulucène » n’a pas encore été élaborée (Zitouni, 2019 : 91), et où l’idée de sympoïèse n’a pas encore été introduite pour exprimer clairement cette dimension d’intra-action des naturecultures. Dans des travaux plus tardifs, Crist semble même être revenue sur sa critique, puisqu’elle emprunte à Haraway le terme de « natureculture » afin de former le projet d’un « cosmopolitisme […] où les frontières de l’humanité sont poreuses », et où chaque communauté cultive un « équilibre dynamique » en s’appuyant sur les intra-actions constituant sa propre « natureculture » (Crist, 2019 : 236). Néanmoins, si j’ai voulu évoquer ici la critique que Crist a, dans un premier temps, adressée à Haraway, c’est qu’elle invite à souligner une divergence importante entre ces deux autrices, et qui découle à mon sens des voies qu’elles empruntent respectivement pour s’opposer au discours de l’« Anthropocène ».

La voie de Crist est celle de la pensée critique : il s’agit pour elle d’identifier une forme de domination et de désigner des responsables afin d’en tirer une orientation politique à adopter. De ce point de vue, il importe bel et bien de ne pas « réifier » l’entrelacement de l’humain et de la nature, puisque son but est justement d’identifier ce qui relève à ses yeux d’une domination humaine sur la nature à laquelle il s’agit de s’opposer. De fait, Haraway emprunte elle aussi cette voie critique lorsqu’elle contribue aux discussions portant sur le « Capitalocène » et sur le « Plantationocène ». Mais elle émet par ailleurs des réserves par rapport à ce type d’entreprise : selon elle, le procédé critique consistant à « fixer » aussi bien le problème que l’ennemi tend à opposer au discours clos de l’« Anthropocène » un autre discours clos, avec ses solutions toutes faites et ses positions bien définies – soit on est innocent, soit on est coupable6 (Caeymaex & al., 2019 : 64-67, 84-85). En conséquence, elle cherche aussi à s’opposer à l’« Anthropocène » sur un autre mode, non pas critique mais plutôt spéculatif : il s’agit alors d’élaborer une autre manière de penser notre situation dans le monde, qui tienne justement compte de notre implication dans des enchevêtrements sympoïétiques. Tandis qu’une proposition critique consiste à susciter une « prise de conscience » qui donnerait ensuite lieu à une action concrète, une proposition spéculative fonctionne immédiatement sur le mode d’une « transformation pragmatique » opérant d’un même geste sur les manières de penser et sur les manières de vivre7 (Pieron, 2019 : 294).

La portée spéculative de la proposition du « Chthulucène » est que ce terme ne prétend pas désigner notre époque, en concurrence avec l’« Anthropocène » ou d’autres dénominations du même genre : le « Chthulucène » est « un temps qui a été, qui est toujours et qui pourrait encore être » (Haraway, 2016 : 31). Autrement dit, ce terme invite à considérer les agencements sympoïétiques composant l’ensemble de la vie terrestre sur le mode d’une ongoingness (Haraway, 2016 : 3), d’une « continuation » qui dépasse le cadre limité de notre époque actuelle. L’ensemble de catastrophes que nous désignons du nom d’« Anthropocène » relève d’une rupture de cette ongoingness, mais ce que propose justement la figure du « Chthulucène », c’est de demeurer sensible à ce qui s’efforce de « continuer », et de contribuer par là à la continuation au sein même de cette période de destruction. Il n’est donc pas question pour Haraway de surmonter la catastrophe au sens où l’on envisagerait un avenir où on en aurait fait table rase, mais d’en sortir « par le milieu », en contribuant à ce que le Chthulucène perdure dans les interstices mêmes de l’Anthropocène.

Lorsque l’on pense avec la figure du « Chthulucène », il n’est donc plus question de nous référer à l’époque exceptionnelle de la domination d’Anthropos, mais plutôt d’interroger notre responsabilité à l’égard de notre environnement dans le cadre sympoïétique plus vaste de l’histoire terrestre elle-même. Il ne s’agit plus de voir dans l’humanité le Héros unique du destin de la planète, que ce soit pour lui en confier la gestion ou pour lui en reprocher la fin tragique : au contraire, si les humains se voient assigner une forme de responsabilité, c’est celle qui consiste à renouer des articulations avec les multiples « espèces compagnes » qui cohabitent avec eux sur Terre8 afin de tenter de reconstruire la continuité d’un monde commun qui existait déjà bien avant l’apparition de l’humanité. Autrement dit, ce que nous avons à assumer n’est plus la tâche trop humaine de réparer nos fautes à l’égard d’un monde supposé passif, mais celle, plus qu’humaine, de « collaborer sans arrogance avec tous les êtres pris dans la mêlée » (Haraway, 2016 : 56).

Ce qui permet un tel changement de perspective, c’est que le Chthulucène ne s’oppose pas à l’Anthropocène comme un grand récit s’opposant à un autre. Il ne s’agit pas seulement d’interpréter autrement le récit d’une époque, il s’agit de refuser jusqu’au fait même que nous serions dans une époque bien délimitée et susceptible d’être lue de manière univoque comme un récit unifié, avec un début et une fin bien déterminés. Ce modèle-là, on le trouve encore dans des propositions comme celle du « Capitalocène » : si l’on part de l’idée que notre époque, avec tout ce qu’elle a de catastrophique, est le fait du capitalisme, alors on peut être tenté de se dire que le dépassement du capitalisme nous permettra de « revenir » à la stabilité que nous avons perdue par sa faute (Stengers, 2019a : 310). Il n’en va plus de même avec le « Chthulucène » : avec cette figure, il n’est plus question d’une histoire dont Anthropos ou le Capital serait l’(anti-)Héros, mais d’une multitude d’histoires enchevêtrées, irréductibles à un sens global bien défini. De ce point de vue, les histoires suggérées par l’« Anthropocène » et par le « Capitalocène » sont toutes deux à la fois « trop petites et trop grandes » (Haraway, 2016 : 101) : trop petites parce qu’elles se résument l’une comme l’autre à l’histoire unique d’un seul personnage, Anthropos ou le Capital, et trop grandes car elles érigent leur personnage au statut d’un (anti-)Héros dont il serait inenvisageable de se détourner, l’histoire racontée étant finalement la sienne. Plutôt que de proposer un énième grand mythe de ce genre, Haraway cherche à proposer des histoires « juste assez grandes »9, capables de rendre compte des enchevêtrements complexes entre les choses sans prétendre pour autant épuiser cette complexité : les histoires concrètes sont toujours « situées quelque part en particulier, elles n’ont pas lieu partout ou nulle-part dans une forme d’abstraction mortifère » (Le Guin, 2019 : 10).

On notera en passant que ce souci pour situer explicitement les histoires traverse la pensée de Haraway : on évoquera par exemple sa proposition d’opposer au mythe d’une Science objective l’idée de « savoirs partiels, localisables et critiques, garantissant la possibilité de réseaux de connexion » (Haraway, 1988 : 584). Plutôt que de penser le discours scientifique comme le récit transparent de la réalité, autrement dit comme le récit total permettant d’assigner un sens univoque à tout phénomène susceptible de survenir dans l’expérience, Haraway insiste pour rendre compte du caractère situé de chaque discours scientifique : tout comme la fiction, la science raconte des histoires, et chaque histoire propose une certaine manière de se situer par rapport aux choses avec lesquelles nous composons un monde commun. C’est cette idée qu’exprime le terme « SF » tel qu’il est employé par Haraway (« SF » pour science-fiction, speculative fiction, string figures, etc.) : « la SF consiste à raconter des histoires et à raconter des faits ; elle compose les motifs de mondes et de temps possibles, de mondes matériels-sémiotiques passés, présents et futurs » (Haraway, 2016 : 2, 31).

Le Chthulucène se caractérise ainsi par un pluralisme narratif, en ce qu’il impose de raconter une multiplicité d’histoires toujours situées, contrairement à l’Anthropocène qui se résume à l’Histoire unique d’Anthropos. Pour conceptualiser un tel pluralisme narratif, Haraway s’appuie tout particulièrement sur la « théorie du sac-à-provision » par laquelle Ursula Le Guin définit sa vision de la science-fiction :

La science-fiction (si elle est bien conçue), comme toute fiction sérieuse, […] est une tentative pour décrire ce qui a lieu dans la réalité, ce que les gens font et ressentent réellement, comment les gens interagissent avec toutes les autres choses contenues dans ce grand sac, ce ventre de l’univers, matrice des choses à venir et tombe des choses qui ont été, cette histoire sans fin. En son sein, il y a assez de place pour contenir l’Homme lui-même, et pour le mettre à la place qui est la sienne dans l’ordre des choses (Le Guin, 2019 : 37).

Le Guin oppose à l’histoire univoque du Héros une histoire plurielle et irrémédiablement incomplète, qui ne cesse de se tisser entre les choses qui composent l’univers. Certes, l’histoire du Héros a le pouvoir de fasciner, centrée qu’elle est sur une figure extraordinaire ; mais justement, elle n’est plus que son histoire à lui : elle réduit les autres protagonistes à des faire-valoir, et celles et ceux qui l’entendent à un public passif (Le Guin, 2019 : 28). Il n’y a pas de communauté possible entre les êtres avec une telle histoire. D’où la nécessité, selon Le Guin, de raconter d’autres histoires, des histoires susceptibles de soutenir le travail de composition du monde qui est celui de tous les êtres (Le Guin, 2019 : 33).

Le fait de s’appuyer ainsi sur une théorie de la fiction n’est pas innocent chez Haraway : à partir du moment où les discours scientifiques sont tout aussi situés que les autres formes de discours, il n’y a pas lieu de refuser aux discours fictionnels la capacité de produire eux aussi une forme de savoir, du moment que l’on garde à l’esprit le fait que ces savoirs seront également situés. Notre rapport aux mondes que nous habitons dépend ainsi des histoires dans lesquelles nous nous inscrivons, en sorte que pour interroger la manière dont nous vivons, il importe de nous demander quels concepts nous employons, quelles histoires nous racontons10, qu’il s’agisse d’histoires scientifiques, de fictions, ou de toute autre forme de récit par laquelle nous nous efforçons d’être aux prises avec les choses.

Là est l’enjeu directement « pragmatique » du pluralisme narratif auquel invite la figure du Chthulucène : en ces temps d’urgence qui sont les nôtres, il importe tout particulièrement de ne (justement) pas se laisser capturer par cette urgence ; il importe de délaisser les abstractions mobilisatrices et destructrices telles que risquent sans cesse de le devenir l’« Anthropocène » et le « Capitalocène », ces grands récits mythiques ; enfin, il importe de rendre possible une transformation (une pluralisation) de notre époque, en devenant sensibles à la trame enchevêtrée du temps long, celui de la réalité multispécifique et sympoïétique de la vie terrestre.

Alors peut-être (mais seulement peut-être, et à condition de nous engager, de coopérer, de travailler et de jouer avec les autres terriens) sera-t-il possible de retrouver une forme d’épanouissement pour les riches agencements multispécifiques qui incluent les êtres humains. C’est tout cela que j’appelle le Chthulucène, passé, présent et à venir (Haraway, 2016 : 101).

Retracer des histoires dans les ruines de l’Anthropocène : la méthode polyphonique d’Anna Tsing

Contrairement à Haraway, l’anthropologue Anna Tsing revendique le fait de continuer à penser dans les termes de l’« Anthropocène » (Haraway, Mitman & Tsing, 2019 : 3). La raison en est d’une part l’omniprésence avérée de ce terme dans les discussions actuelles en écologie, et d’autre part la possibilité, selon elle, de le réinvestir de manière féconde. Ainsi, dans sa conception de l’« Anthropocène », elle s’efforce de tenir à distances les orientations fonctionnalistes relevant du « capitalisme vert » ou de « l’hybris technopositiviste », et entre volontiers en dialogue avec des figures telles que le « Chthulucène » de Haraway (Tsing & al., 2017 : 3).

Tout d’abord, l’« Anthropocène » de Tsing n’est pas l’époque d’un Anthropos indifférencié, et il tient compte de l’implication des êtres humains dans des enchevêtrements multispécifiques d’influences mutuelles – ainsi, les ravages de l’Anthropocène ne sont pas le seul fait des êtres humains mais résultent souvent de la prolifération d’êtres non-humains (insectes, plantes, champignons, etc.) devenus destructeurs en raison de l’action humaine (monoculture, circulation mondiale des êtres, etc.) (Tsing, 2018). Ensuite, à la manière du « Chthulucène » de Haraway, cet « Anthropocène » n’a pas pour fonction de nommer une époque aux bornes chronologiques bien définies. Dans un texte intitulé « A Threat to Holocene Resurgence Is a Threat to Livability », Tsing parle en effet d’« Holocène » et d’« Anthropocène » pour désigner non pas deux époques se succédant l’une l’autre mais plutôt deux « modes écologiques divergents qui s’entremêlent et coexistent à travers le temps historique » (Tsing, 2017 : 54). On retrouve ici la question d’une continuation « par le milieu », bien qu’elle soit formulée en des termes différents de ceux de la spéculation harawayenne : ici, il s’agit de dépister, afin de les soutenir, les formes de « résurgence »11 qui subsistent encore au milieu des catastrophes écologiques actuelles – c’est cela que désigne l’expression « vivre dans les ruines » (Tsing, 2015 : 98).

C’est dans ce contexte que Tsing théorise la nécessité d’un travail anthropologique : plutôt que de s’arrêter au constat approximatif d’une époque de fin du monde, il convient de voir dans notre époque une « scène écologique en patchwork, fragmentée » (Tsing, 2017 : 62), au sein de laquelle il est encore possible de retrouver la trace de zones (patches) de résurgence. L’un des enjeux centraux de la méthode de travail de Tsing est ainsi de ne pas s’arrêter à une compréhension seulement globale de notre époque, mais de rendre compte de sa complexité « en patchwork » au moyen d’études ethnographiques portant sur les situations locales : plutôt que de résumer la situation globale de la Terre à l’aide de grands discours universalisants, elle cherche à mettre en avant l’irréductible multiplicité de processus culturels et naturels en intrication.

Le temps est venu de trouver de nouvelles manières de dire des histoires vraies qui aillent au-delà des principes premiers de la civilisation. Une fois qu’on laisse de côté l’Homme et la Nature, toutes les créatures peuvent reprendre vie, et les hommes et les femmes peuvent s’exprimer sans subir les restrictions d’une soi-disant rationalité aux vues courtes. Une fois qu’elles ne sont plus reléguées au statut de murmures dans la nuit, de telles histoires pourraient être simultanément vraies et fabuleuses (Tsing, 2015 : VII-VIII).

On retrouve dans ce passage un certain nombre de traits que j’ai déjà abordés au sujet du « Chthulucène » de Haraway : refus des grandes figures abstraites de l’Homme et de la Nature, prise en compte de la pluralité des mises en récit exprimant les multiples aspirations des êtres, mise en parallèle de la vérité et de la fabulation. Mais Tsing ne s’arrête pas au stade d’une proposition spéculative : son but, en formulant ces idées, est de mettre en place une méthode permettant d’aborder la complexité de la scène écologique qui est aujourd’hui la nôtre. C’est dans cette optique méthodologique qu’il convient de lire le reproche que Tsing fait aux grandes abstractions simplificatrices telles que celle de l’« Anthropocène » : à ses yeux, ces abstractions présentent la situation globale du monde comme un fait général acquis, invisibilisant de ce fait les processus concrets qui le constituent. En conséquence, elles mettent tant l’accent sur l’unité systématique du monde qu’elles se rendent inaptes à rendre compte de la précarité de cette unité, pourtant caractéristique de notre époque de débâcle écologique.

Cet « anthropo- » détourne l’attention des paysages en patchwork, des temporalités multiples, des agencements mouvants d’humains et de non-humains, qui constituent pourtant l’étoffe même de la survie collaborative. […] Et si, comme je le suggère, la précarité était la condition de notre époque – ou, pour le dire autrement : et si notre époque était mûre pour prendre conscience de la précarité ? Et si la précarité, l’indétermination et tout ce que nous imaginons comme trivial étaient au cœur même de la systématicité que nous cherchons ? (Tsing, 2015 : 20)

C’est donc pour rendre compte des processus concrets constitutifs de ce qui se présente comme une situation globale, et pour en souligner le caractère précaire, que Tsing oppose aux grands discours abstraits un travail d’enquête ethnographique aux prises avec la complexité de ses objets d’études : si le monde terrestre s’organisait d’un seul bloc, alors « il deviendrait possible d’organiser la connaissance par la seule logique. Sans la possibilité de rencontres transformatrices, les mathématiques pourraient remplacer l’histoire naturelle et l’ethnographie » (Tsing, 2015 : 28). Mais à partir du moment où l’on reconnaît le caractère enchevêtré de ce monde, l’enquête empirique sur les situations naturelles et culturelles locales devient indispensable, dans la mesure où tout état de fait est toujours susceptible de se transformer au hasard des rencontres entre les êtres.

Il ne s’agit pas seulement pour Tsing d’opposer les enquêtes empiriques particulières aux grandes généralisations théoriques : ces enquêtes, qu’elles relèvent de l’ethnographie ou de l’histoire naturelle, ont-elles-mêmes besoin d’être abordées selon une méthode spécifique, permettant d’articuler les situations locales et les situations globales. Tsing qualifie cette méthode de « polyphonique » (Tsing, 2015 : 23-25) : il n’est jamais question d’enquêter sur une situation locale bien délimitée, mais toujours de mettre en lumière ses connexions avec de multiples autres situations tout aussi locales (bien qu’à des échelles diverses), ces réseaux composant ensemble une forme de cohérence globale précaire. Les enquêtes de Tsing se présentent ainsi comme des entrelacs d’histoires particulières s’influençant les unes les autres.

Par exemple, dans Friction, Tsing étudie l’impact des entreprises forestières et des mouvements environnementaux sur le devenir des forêts du Kalimantan du sud, en Indonésie, au tournant du xxie siècle : elle s’intéresse aussi bien aux actions menées par les populations locales qu’à l’écologie spécifique des zones concernées, aux pratiques économiques liées à l’industrie du bois, aux mouvements étudiants, à la situation politique indonésienne au moment de la fin du régime du général Suharto, aux politiques environnementales transnationales, etc. On n’a pas affaire ici à une histoire simple, susceptible d’être ramenée à un seul et même processus univoque. Au contraire, « quelque chose de très étrange a émergé de ces diverses histoires : elles semblaient toutes décrire des évènements différents » (Tsing, 2005 : X), tout en contribuant finalement à l’émergence d’une situation globale susceptible d’être présentée comme si elle pouvait être pensée abstraction faite de la multitude de processus enchevêtrés et souvent incohérents qui lui avaient fait voir le jour – ce qui revient à en faire une globalité efficace, susceptible d’orienter en retour les processus locaux dont elle est issue. Ce que Tsing a en vue dans ce travail, c’est la mise en lumière du fait que notre époque n’est pas le produit d’un processus global simple : il s’agit de se libérer du « spectre d’une conquête néolibérale unique, universelle, globale », et de prêter attention aux « frictions des articulations contingentes qui peuvent nous permettre de décrire l’efficacité et en même temps la fragilité des formes de capitalisme et de globalisme qui en émergent » (Tsing, 2005 : 77).

On retrouve quelque chose de similaire dans The Mushroom at the End of the World, où Tsing interroge à travers l’étude des champignons matsutake et des diverses pratiques culturelles, environnementales et commerciales qui leur sont associées la façon dont de multiples êtres s’efforcent d’exister dans « les ruines du capitalisme » – alors même que ce capitalisme continue de capter le produit de leur activité pour le transformer en marchandise. À l’idée abstraite d’une grande machine unifiée du Capital, Tsing oppose celle d’un « capitalisme de captation » reposant sur tout un réseau de pratiques qui ne sont pas directement reliées entre elles – et surtout, qui ne relèvent pas elles-mêmes du capitalisme. Encore une fois, cette proposition théorique se double d’une proposition méthodologique :

pour comprendre le capitalisme […], nous ne pouvons pas rester dans la logique des capitalistes : nous avons besoin du regard de l’ethnographe pour observer la diversité économique qui rend l’accumulation possible. Il faut des histoires concrètes pour donner de la vie à un concept, quel qu’il soit » (Tsing, 2015 : 66).

C’est pour comprendre concrètement la façon dont fonctionne le capitalisme, et dont vivent les êtres impliqués bon gré mal gré dans ses réseaux (humains, arbres, champignons, etc.), que Tsing propose une narration plurielle dont la trame est constituée d’une multitude d’histoires. « Les chapitres [de ce livre] constituent un agencement ouvert, pas une machine logique ; ils proposent une esquisse du ‘tellement plus’ qui reste encore à étudier. Ils s’entremêlent et s’interrompent les uns les autres – à l’image du monde en patchwork que j’essaie de décrire » (Tsing, 2015 : VIII).

Cette démultiplication des fils narratifs est ce qui permet à Tsing de désamorcer l’effet de rationalisation totalisante qui est inhérent à tout processus d’enquête. Plutôt que d’assumer le statut d’une narratrice omnisciente qui serait susceptible de ramener l’ensemble des actions décrites à un certain sens global, Tsing se met elle-même, ainsi que ses lecteurs et lectrices, en position d’être surprise et informée par chaque nouvelle rencontre survenant au fil de son enquête (Vassor & Verquere, 2022). Ce qui est ainsi ménagé, c’est l’impossibilité de prononcer un quelconque jugement définitif sur ce qui est raconté : toute histoire a ses vainqueurs et ses vaincus, et il n’y a jamais une seule histoire à raconter à la fois. En conséquence, « les jugements moraux faciles nous font défaut », et « on ne sait pas si l’on doit aimer ou haïr les survivants » (Tsing, 2015 : 33).

Avec Tsing, on a donc affaire à la revendication explicite d’une perte de surplomb du narrateur par rapport à ses histoires, et cette revendication exprime justement le fait que selon elle, notre époque est « mûre pour prendre conscience de la précarité », de l’indécidabilité de chaque évènement et de chaque rencontre survenant dans le monde (Tsing, 2015 : 20). Son insistance sur la question de la méthode traduit l’exigence nouvelle qu’implique notre époque, à savoir la prise de conscience du caractère précaire et enchevêtré de notre monde terrestre : si nous avons besoin de « réactiver nos imaginations », c’est à partir du moment où nous nous sentons tenus d’« apprécier l’imprévisibilité du patchwork qui caractérise notre condition présente » (Tsing, 2015 : 5). C’est l’appel de ce rapport nouveau au monde, de cette prise en compte de notre implication dans des réseaux qui nous dépassent, qui fait éprouver la nécessité d’une nouvelle méthode pour étudier, penser et raconter les histoires auxquelles nous participons : « écouter et raconter un fatras d’histoires relève d’une méthode. Et pourquoi n’irait-on pas jusqu’à proposer carrément d’appeler ça une science, un apport nouveau au domaine de la connaissance ? Son objet de recherche est la diversité contaminée ; son unité de base est la rencontre indéterminée » (Tsing, 2015 : 37).

Isabelle Stengers et l’appel du sens commun

Avec Tsing, j’ai voulu montrer comment des conceptions faisant directement écho à la proposition spéculative de Haraway pouvaient amener à la formulation d’une méthodologie susceptible de nous orienter dans notre époque. Cela étant, il convient d’insister sur le fait qu’il ne s’agit pas là d’une implication pratique indirecte de la pensée spéculative : ce qui apparaissait nettement avec la figure du « Chthulucène », c’est qu’une proposition spéculative présente en elle-même une dimension pratique, en ce qu’elle opère un changement d’attitude qui recompose le monde en même temps qu’il introduit pour nous des exigences nouvelles.

Ce point a été souligné notamment par Isabelle Stengers, qui a puisé dans les Trois Écologies de Félix Guattari l’idée que la pensée écologique porte d’un même geste sur l’écologie environnementale, l’écologie sociale et l’écologie mentale (Guattari, 1989 ; Stengers, 2019b : 13) : le soin à l’égard de nos relations avec notre environnement, social comme naturel, est inséparable pour elle du soin à l’égard de nos modes de pensée. D’où la nécessité de penser l’efficacité pratique de la pensée spéculative. À ce sujet, Stengers propose de concevoir l’activité de penser en recourant à la « voix moyenne » des anciennes langues indo-européennes (Stengers, 2017 : 65-66) : ce n’est pas moi qui constitue le monde lorsque je pense, ce n’est non plus pas le monde qui s’impose à moi dans son objectivité toute faite. Il y a plutôt entre-capture entre la personne qui pense et ce qui donne matière à penser. C’est un tel changement d’attitude que suscite la figure du « Chthulucène » : penser notre époque sur ce mode, c’est se rendre sensible aux exigences caractéristiques d’un monde précaire et enchevêtré, et par là faire exister ce monde en tant que Chthulucène. Il en va de même dans le fond théorique de l’anthropologie de Tsing : en pensant notre époque sur le mode d’un patchwork où des zones de résurgence continuent d’exister au milieu des ruines, on se rend « mûr » pour enquêter sur les problèmes posés par la précarité de la vie sur Terre. Les propositions théoriques de Haraway et de Tsing relèvent en ce sens d’un véritable « activisme » spéculatif, expression par laquelle Stengers désigne le fait d’« activer » de nouvelles manières de penser et de ressentir (Stengers, 2020 : 28). La nécessité d’un tel effort spéculatif pour se rendre sensible aux exigences de chaque situation est au cœur de la philosophie de Stengers. Il s’agit essentiellement d’une nécessité de penser, de ne jamais se satisfaire de certitudes soi-disant définitives : « think we must » (Despret & Stengers, 2011 : 28).

On trouve ainsi chez Stengers la même méfiance que chez Haraway et Tsing à l’égard des usages du terme « Anthropocène » – elle se montre parfois même plus sévère encore que Haraway dans sa manière de critiquer cette notion (Stengers, 2019a : 307). La figure qu’elle a proposée quant à elle pour penser autrement qu’avec l’Anthropocène est celle du « surgissement de Gaïa » (Stengers, 2009), figure inspirée de l’hypothèse Gaïa de Lovelock et Margulis (Lovelock, 1979) et visant à rendre compte de l’intrusion, à notre époque, d’une incertitude durable :

L’intrusion du type de transcendance que je nomme Gaïa fait exister au sein de nos vies une inconnue majeure, et qui est là pour rester. C’est d’ailleurs peut-être le plus difficile à concevoir : il n’existe pas d’avenir prévisible où elle nous restituera la liberté de l’ignorer. Il ne s’agit pas d’un « mauvais moment à passer », suivi d’une forme quelconque de happy end au sens pauvrelet de « problème réglé ». Nous ne serons plus autorisés à l’oublier. Nous aurons sans cesse à répondre de ce que nous entreprenons face à un être implacable, sourd à nos justifications (Stengers, 2009 : 55).

Il est à remarquer que la « Gaïa » de Stengers est, à bien des égards, différente du « Chthulucène » de Haraway. Gaïa exprime le devenir de la Terre tel qu’on peut le rapporter aux modélisations climatiques globales, et non à la réalité concrète et enchevêtrée d’innombrables écosystèmes irréductibles à une quelconque forme de globalité : là où Gaïa est globale et autopoïétique, le Chthulucène est sympoïétique et pluraliste. Toutefois, Stengers a par la suite accueilli la proposition du « Chthulucène » (dont l’élaboration est plus tardive12), comme une figure venant compliquer utilement sa propre proposition spéculative (Stengers, 2019a : 312-314) – de même qu’elle a repris à son compte la revendication d’une conception sympoïétique de la vie sur Terre (Stengers, 2019b : 24-27).

De fait, on trouve chez Stengers le même refus des « solutions » figées que chez Haraway, pour qui la figure du « Chthulucène » vise à nous apprendre à « vivre dans le trouble » (Haraway, 2016). À ce sujet, Stengers a tout particulièrement à l’esprit les discours arrêtés des sciences spécialisées, et à ce titre, une notion qui revient fréquemment chez elle est celle de « sens commun ». Par ce terme, elle désigne d’abord l’ensemble des savoirs qui ne se sont pas constitués en sciences spécialisées, d’où leur capacité à se rendre sensibles aux rencontres imprévues et aux incertitudes que les sciences ont justement tendance à s’efforcer d’ignorer – mais d’où également l’incapacité de ces savoirs à s’affirmer comme légitimes face aux discours des spécialistes. Stengers évoque par exemple à ce sujet la méfiance du public à l’égard des cultures OGM : face à celle-ci, le diagnostic habituel des scientifiques porte sur un certain « manque de compréhension » du public, qui ne « comprendrait pas » la pertinence de ce que proposent les spécialistes, et « ne comprendrait pas non plus qu’il y ait des questions que les scientifiques n’ont pas à poser » (Stengers, 2013 : 7-8).

De ce point de vue, le rôle de la philosophie est de soutenir cette pensée non spécialisée – ou encore, pour reprendre un passage du philosophe A. N. Whitehead souvent cité par Stengers, de « souder l’imagination et le sens commun afin de réfréner les ardeurs des spécialistes et d’élargir le champ de leur imagination » (Whitehead, 1978 : 17 ; Stengers, 2017 : 76). Cela étant, il ne s’agit pas là d’opposer aux sciences spécialisées un sens commun érigé en sagesse collective à laquelle il faudrait se plier (Stengers, 2015 : 199-200). Si c’était le cas, on n’aurait pas affaire à un réel changement d’attitude dans la mesure où la pensée serait encore conçue comme un « champ de bataille » où il s’agirait d’imposer ses propres positions (Despret & Stengers, 2011 : 65). À l’inverse, la citation de Whitehead précise qu’il s’agit, à l’aide du sens commun, d’« élargir le champ de l’imagination » des chercheurs spécialisés. Autrement dit, il n'est pas question de rejeter les savoirs spécialisés mais plutôt de les amener à se rendre sensibles à ce qu’ils ont pour habitude d’ignorer, de manière à les faire contribuer à une pensée commune qui ne soit ni close ni tendue vers la recherche de certitudes définitives. On est ici au cœur de la proposition, formulée par Stengers dans ses Cosmopolitiques, d’une « écologie des pratiques » consistant à tenir compte de la pluralité irréductible des formes de savoir et des manières d’habiter le monde : ainsi, par exemple, les neutrinos de la physique moderne et les mondes multiples requis par l’ethnopsychiatrie ne peuvent pas être rassemblés dans un seul système totalisant qui épuiserait la « vérité » du monde. « La perspective ‘écologique’ nous invite à ne pas prendre pour idéal une situation de consensus où la population de nos pratiques se trouverait soumise à des critères transcendant leur diversité au nom d’une intention commune, d’un bien qui leur serait supérieur » (Stengers, 2022 : 53).

Par « sens commun », Stengers ne désigne donc pas un certain savoir qu’il s’agirait d’imposer face aux autres : il s’agit plutôt d’une attitude de pensée consistant à reconnaître le fait que l’on partage le monde avec d’autres êtres dont les positions et les revendications sont souvent incompatibles avec les nôtres.

Le ‘sens commun’ ne se réfère pas à un quelconque contenu de connaissance. Ce qui est commun, c’est plutôt l’intérêt pour la manière dont les autres font importer leur monde, […] pour le récit d’autres manières de vivre, pour l’expérience de tout ce qui relève du possible » (Stengers, 2015 : 200).

Comme attitude, le sens commun relève donc d’un sens du commun, d’une tournure d’esprit susceptible d’opérer « une transformation des divergences en autant de dimensions enchevêtrées par la situation elle-même, une situation problématique à laquelle il s'agit de consentir sans rêver de la réduire à un problème qui impose les termes de la solution » (Stengers, 2017 : 198). Autrement dit, il s’agit d’une capacité à s’impliquer dans un monde partagé, à maintenir ses propres affirmations et ses propres revendications tout en se confrontant à la tâche infinie de les faire coexister avec celles des autres. Ce qui, dès lors, confronte les humains à tous les autres êtres qui peuplent la Terre :

Il n’y a rien d'incongru à ce que d’autres êtres, qui ne parlent pas mais sont partie prenante de la situation commune, participent à la problématisation. Car ils y participent à travers le mode d’infléchissement des énoncés que suscite leur présence. Parler en présence de, […] c'est, contraint par cette présence, parler autrement. Car même si sa présence est muette, ce qui est rendu présent écoute et son écoute oblige à ralentir, à sentir ce qui ne devait pas l’être, à se laisser toucher, c’est-à-dire modifier, par une épreuve qui active le caractère tentaculaire de la situation (Stengers, 2017 : 200).

On peut ainsi reconnaître dans la pensée de Stengers un effort pour se rendre sensible à un certain appel : dans la situation de débâcle écologique qui est la nôtre, il est certes possible de rester sourd aux revendications des êtres humains et non-humains avec lesquels nous partageons un monde commun, mais il est également possible d’assumer une attitude relevant du « sens commun », autrement dit, d’un sens de notre appartenance à un monde partagé. C’est à partir du moment où l’on adopte une telle attitude pratique que l’on se rend sensible aux enchevêtrements qui constituent notre monde, et que l’on éprouve pleinement la nécessité d’emprunter de nouvelles voies pour l’habiter.

Conclusion

Le but de cet article était de montrer comment la méfiance suscitée par le terme « Anthropocène » a pu contribuer à l’ouverture d’un champ proprement spéculatif dans la pensée écologique. Qu’il s’agisse de la figure du « Chthulucène » développée par Haraway, de l’anthropologie polyphonique de Tsing ou du sens commun que Stengers place au cœur de sa philosophie, on a affaire à autant de « gestes spéculatifs » (Debaise & Stengers, 2015 : 3) présentant une portée directement pratique, en ce qu’ils appellent à un changement d’attitude, à une autre manière d’habiter la Terre.

Cet « activisme » spéculatif passe avant tout par un changement radical de perspective à propos de la manière dont il s’agit de considérer notre époque. L’« Anthropocène » est le nom d’une époque de désastre écologique qui est ce qu’elle est en raison de l’action humaine, et qu’il revient à l’humanité de surmonter d’une manière ou d’une autre. Comme on l’a vu, ce questionnement donne déjà lieu à débat, puisque des termes tels que « Capitalocène » et « Plantationocène » ont pour visée de changer notre regard sur cette époque, sur notre responsabilité et sur les épreuves auxquelles nous faisons face. Mais dans leur travail spéculatif, Haraway, Stengers et Tsing vont jusqu’à refuser les termes de ce débat, en ce qu’elles s’efforcent de briser ce cadre de l’intérieur, d’ouvrir le champ des possibles de manière à penser autrement notre implication dans le monde. Avec elles, le rôle de l’humanité dans le devenir de la Terre se trouve littéralement relativisé : l’humanité n’est plus au cœur de l’histoire, et l’histoire n’est plus le récit limité de l’époque que nous connaissons actuellement13. Ce qui est dès lors en jeu, c’est la continuation de la vie sur un temps long qui remonte loin dans le passé de la Terre et qui durera encore longtemps après notre époque. Dans ce contexte élargi, affranchi des limites de l’anthropocentrisme, chaque individu humain et chaque communauté humaine a à répondre aux exigences des situations concrètes dans lesquelles il ou elle se trouve impliqué.e. C’est en nous rendant à nouveau sensibles à la présence d’autres êtres, à leurs revendications, ainsi qu’à l’équilibre précaire de chaque situation et à l’issue incertaine de chaque rencontre, qu’il devient à nouveau possible pour nous de prendre part à la vie terrestre.

En cela, s’il n’est certes plus question comme avec l’« Anthropocène » d’envisager une quelconque « sortie de crise », il est en revanche possible d’apprendre à « vivre dans les ruines », selon l’expression de Tsing, c’est-à-dire de nous détacher des histoires désespérantes de l’Anthropocène et de tisser de nouvelles histoires, qui fassent à nouveau sens pour nous. Ainsi que l’écrit Isabelle Stengers,

peut-être ne pourrons-nous éviter de terribles épreuves. Mais il dépend de nous, et c’est là que peut se situer notre réponse à Gaïa, d’apprendre à expérimenter les dispositifs qui nous rendent capables de vivre ces épreuves sans basculer dans la barbarie, de créer ce qui nourrit la confiance là où menace l’impuissance panique. Cette réponse, qu’elle n'entendra pas, confère à son intrusion la force d’un appel à des vies qui valent d'être vécues (Stengers, 2009 : 205).

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Notes

1 J’aborderai plus loin cet emploi réducteur de la notion d’« Anthropocène » ainsi que les critiques dont il a fait l’objet. Quant à Latour il s’efforce (par exemple dans Face à Gaïa) de réinvestir le terme « Anthropocène » selon une perspective plus proche des entreprises spéculatives que j’évoquerai dans cet article (Latour, 2015 : 147-161). Retour au texte

2 Terme introduit par Isabelle Stengers, qui l’emploie au sens littéral de la dislocation des glaces : « nous entendons déjà les grincements et les craquements sourds marquant la rupture des plaques de glace, démantibulant le sol que nous avions défini comme assuré » (Stengers, 2020 : 189). Retour au texte

3 Comme on le verra, il s’avère justement que la question de la responsabilité humaine peut donner lieu à des récits très différents : avec la notion d’« Anthropocène », on a l’idée de la responsabilité transcendante (« prométhéenne ») de l’Homme, qui doit prendre en charge la gestion de la Terre, à moins de devoir assumer la culpabilité de sa destruction (Crist, 2013, 131) ; mais il est aussi possible de parler d’une responsabilité immanente, au sens harawayen d’une « capacité à répondre » (response-ability) : il n’est alors plus question de s’ériger en gestionnaires de la nature ou de déplorer notre culpabilité dans les catastrophes actuelles, mais plus modestement d’assumer notre implication dans des écosystèmes au sein desquels nos actes ont des conséquences. Retour au texte

4 Cette proximité est explicitement revendiquée par Haraway (2016 : 97-98), malgré des divergences entre ces deux autrices, que j’aborderai par la suite. Retour au texte

5 Haraway insiste sur le fait que « Chthulucène » ne fait pas référence au Cthulhu de Lovecraft, ce « monstrueux dieu patriarchal » (Haraway, 2016 : 174). Ce qui n’a pas empêché des commentateur.ice.s de tenir compte de l’aura lovecraftienne qu’induit cette dénomination : même sous une forme queer et chtonienne, le Cthulhu de Lovecraft véhicule encore l’idée de forces anciennes susceptibles de déclencher des catastrophes (Zitouni, 2019 : 92 ; Pieron, 2019 : 292 ; Stengers, 2019a : 313). Retour au texte

6 Voir aussi à ce sujet la critique que Haraway fait des figures martiales régulièrement employées par Bruno Latour dans ses analyses sur l’Anthropocène (Haraway, 2015 : 56-57 ; 2016 : 79-81). Retour au texte

7 Cette idée demande à être rattachée à toute la réflexion de Haraway sur le « matériel-sémiotique » et sur l’indissociabilité de ce qui relève du discours et de ce qui relève de la matérialité de nos existences (Pieron, 2019 : 289). Retour au texte

8 « L’interdépendance des espèces est le nom qu’on peut donner au jeu de composition de monde qui se joue sur Terre, et ce jeu implique le respect et la capacité à répondre. C’est le jeu des espèces compagnes, qui apprennent à prêter attention » (Haraway, 2007 : 19). Retour au texte

9 Expression empruntée à Jim Clifford (1997 : 8, 64, 201, 212). Retour au texte

10 Haraway reprend à ce sujet l’expression de Marilyn Strathern : « il est important de savoir quelles idées nous employons pour penser d’autres idées » (Strathern, 1992 : 10) ; elle écrit ainsi à sa suite qu'« il est important de savoir quelles histoires nous racontons pour raconter d’autres histoires » (Haraway, 2016 : 12). Retour au texte

11 Par ce terme, Tsing désigne les processus par lesquels « divers organismes, négociant avec leurs différences mutuelles, contribuent à forger des assemblages multispécifiques de viabilité au sein même des perturbations » (Tsing, 2017 : 52) Retour au texte

12 La figure de Gaïa intervient dans la pensée de Stengers au moins depuis 1999 (Stengers, 2006) et Au temps des catastrophes est publié en 2009, tandis que Haraway semble avoir développé sa conception sympoïétique à partir de 2009, le terme « Chthulucène » étant introduit explicitement en 2013 (Zitouni, 2019 : 91). Retour au texte

13 On pensera à ce sujet à la façon dont Émilie Hache a souligné le fait que « relativiser », ce n’est pas seulement souligner le caractère relatif de quelque chose, c’est-aussi le « mettre en rapport », autrement dit l’inscrire dans des relations avec d’autres choses (Hache, 2011 : 40) : relativiser la place de l’humanité sur Terre, c’est aussi la réinscrire dans un monde partagé où elle contribue, avec les autres êtres, à un devenir commun. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Ulysse Gadiou, « Sortir de l’Anthropocène par le milieu », Mosaïque [En ligne], 20 | 2023, mis en ligne le 05 février 2024, consulté le 29 avril 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/mosaique/2373

Auteur

Ulysse Gadiou

Ulysse Gadiou est docteur en philosophie, enseignant dans le secondaire (Académie de Lille, France) et membre associé au laboratoire STL « Savoirs, Textes, Langage » – UMR 8163. Ses recherches portent sur les implications politiques et sociologiques de la philosophie d’Alfred North Whitehead, sur la philosophie anglosaxonne du xxe siècle (pragmatisme, émergentisme, process philosophy) ainsi que sur la philosophie de l’écologie et sur les connexions entre questions spéculatives et questions pratiques.

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