La pollution des sols comme catalyseur pour l’appropriation citoyenne d’une friche industrielle à Montreuil

DOI : 10.54563/mosaique.2457

Résumés

Cet article explore les dynamiques d’une mobilisation collective autour d'une friche industrielle polluée située dans le département de la Seine-Saint-Denis en bordure du quartier des Murs à Pêches, à Montreuil. Il examine comment la toxicité des sols sert de catalyseur pour une appropriation citoyenne et une réhabilitation de la friche. L'article illustre en outre les tensions entre les acteurs associatifs et les autorités publiques, notamment en ce qui concerne la sécurité sanitaire et les méthodes de dépollution. Ce texte se conclut en suggérant que ces controverses peuvent être perçues comme des espaces hybrides où différentes formes de valeur économique, sociale et culturelle sont en jeu, et dont la pollution des sols est un élément actif qui façonne les formes de la mobilisation.

This article explores the dynamics of collective mobilisation around a polluted industrial wasteland located in the Seine-Saint-Denis department, on the edge of the Murs à Pêches district in Montreuil. It examines how soil toxicity acts as a catalyst for citizen appropriation and the rehabilitation of the wasteland. The article also highlights the tensions between public authorities and associative actors, particularly regarding health safety and soil decontamination methods. The article concludes by suggesting that these controversies should be seen as hybrid spaces where different forms of economic, social, and cultural value are at stake, and where soil pollution is an active element shaping the forms of mobilisation.

Index

Mots-clés

Pollution des sols, mobilisation, controverse, environnement, précarité, urbanisation

Keywords

Soil pollution, mobilisation, controversy, environment, precariousness, urbanisation

Plan

Texte

Introduction

Les sols ne sont pas simplement des surfaces inertes. Ils sont en réalité à la fois vivants et troubles. Vivants, ils abritent une myriade d’entités micro-organiques en action. Les sols représentent une « bioinfrastructure » (Puig de la Bellacasa, 2014) sur laquelle repose la qualité de notre air et de notre alimentation. Troubles, ils concentrent également les conséquences invisibles d’un passé industriel (Croisé, Sierra & Lysaniuk, 2018). Le département de la Seine-Saint-Denis est un exemple frappant de ce phénomène. Berceau de l'industrie chimique et métallurgique au cours des deux derniers siècles (Katz, 2003), ce territoire, marqué par des disparités sociales et économiques, est aujourd'hui caractérisé par la présence de nombreux sites aux sols contaminés. C’est le cas d’une ancienne usine située aux Murs à Pêches, un îlot végétal niché au cœur de Montreuil.

À la fin du xixe siècle, cette ancienne usine s’est développée dans un tissu industriel dense, participant à la transformation du paysage urbain du haut plateau montreuillois. Initialement spécialisée dans le traitement chimique de peaux animales, l'usine est acquise en 1972 par la société Europe Industrie Fourniture (EIF), après avoir passé successivement entre les mains de différents occupants. L'activité de cette entreprise, spécialisée dans la production de textiles dans les domaines médical et industriel, cesse au début des années 2000. Par la suite, le site est laissé à l’abandon.

La littérature en sciences sociales a consacré une attention particulière au quartier des Murs à Pêches, en se focalisant sur les pratiques horticoles passées et présentes. Ces travaux ont souligné le rôle prédominant des initiatives citoyennes dans le développement récent d'une agriculture urbaine. Ces pratiques, qui trouvent leur origine dans le système de culture sur murs à palisser (Lafarge, 2012) et qui coexistent avec des activités d’animation culturelle, ont évolué depuis les années 1980 pour s’inscrire actuellement dans une dynamique de partage et d’appropriation citoyenne de l’espace. Dans ce cadre, l’analyse réalisée par Damien Deville et Florence Brondeau (2017) est particulièrement instructive. Leur étude sur la redynamisation du quartier et les défis associés à sa coordination a montré qu'une synergie accrue des mouvements associatifs s'est développée récemment, unis dans une opposition à une privatisation foncière encouragée par les autorités publiques. Des conflits ont été provoqués par la présence de l’ancienne usine, proche des Murs à Pêches, sélectionnée pour une reconversion par la Métropole du Grand Paris en 2017. Cette initiative a suscité une vive résistance, conduisant à l'émergence d'un collectif regroupant plusieurs associations et groupes locaux. Leur demande d'abandon du projet motivée par la sauvegarde de l'intégrité du site a suggéré l'hypothèse d’une construction d’un commun unifié comme forme d’appropriation citoyenne des Murs à Pêches.

Cet article se positionne dans le prolongement de l'analyse des mobilisations qui ont émergé en réaction au projet de reconversion de l'usine, communément appelée « EIF » par les habitants locaux. Le site est passé sous la gestion de l’Établissement Public Foncier d’Île-de-France (EPFIF) en 2013. Suite à cette reprise, des études conduites en 2013 et 2018 ont indiqué une pollution des sols révélant la présence de plus de 15 tonnes de solvants chlorés volatils (COHV) et 11 tonnes de benzène (BTEX), chacun reconnu pour ses propriétés cancérigènes. En 2020, la complexité de la situation s'est accrue lorsque l'usine a été investie par un collectif d’artistes, d’artisans, de riverains et d’individus sans domicile fixe, regroupés en une association appelée « Gardelapêchemontreuil ! » (GLP). Si l’action militante face à la reconversion du site a renforcé une appropriation citoyenne de l’espace des Murs à Pêches, la présence de ces contaminants dans le sol soulève une interrogation supplémentaire : comment cette action s’inscrit-elle dans un contexte de pollution des sols ; et quel peut être l’impact de cette matérialité toxique sur les dynamiques d’appropriation citoyenne et de réhabilitation de la friche ?

Ce travail s'ancre dans la sociologie des controverses environnementales relatives aux risques sanitaires et à l'engagement des citoyens non experts. Des études dans ce domaine ont souvent mis en lumière la mobilisation autour des enjeux de santé publique et environnementale (Chateaureynaud & Torny, 2005, 2013 ; Cefaï, 2009 ; Akrich et al., 2010). Ces études ont également souligné comment certains problèmes scientifiques sont négligés pour des raisons politiques, économiques, et sociales (Hess, 2016), et comment l'action collective tend à émerger lorsque justice sociale et justice environnementale se croisent (Frickel & Elliott, 2018). Ces dynamiques sont particulièrement visibles dans les contextes de disparités économiques et sociales marquées, souvent accompagnées d'une répartition inégale des pollutions. L’héritage industriel et le contexte socio-économique actuel du département de la Seine-Saint-Denis le placent au centre de ces controverses. En outre, des travaux récents ont exploré la transformation écologique de l'urbanisation, soulignant le rôle de l'agriculture urbaine et la nécessité d'une gestion éclairée des territoires, particulièrement dans le contexte du Grand Paris (Salomon-Cavin & Granjou, 2021). De même, l’enjeu de la pollution des sols dans les zones résidentielles et les jardins partagés, ainsi que les risques associés à la sécurité alimentaire ont été mis en avant, appelant à une approche intégrée impliquant une meilleure compréhension des sols et une participation citoyenne active (Remy & Canavese, 2015, 2017 ; Meulemans & Granjou, 2020).

Les mobilisations sur la friche industrielle de l’ancienne usine « EIF » s’inscrivent dans ces perspectives. L'impact de la matérialité toxique des sols sur les dynamiques d'appropriation citoyenne et de réhabilitation de la friche constitue un enjeu central. L'hypothèse suggérée est que la matérialité des sols pollués agit comme un catalyseur dans l'appropriation citoyenne de la friche industrielle. Cette appropriation se manifeste à travers trois dimensions interdépendantes : une résistance à la privatisation foncière, une lutte contre la précarité sociale, et un activisme environnemental axé sur la gestion des pollutions et des méthodes de dépollution.

Ce travail s’inscrit dans le cadre d'un stage de Master 2 sur les trajectoires de mobilisations portant sur les questions de pollution des sols en Seine-Saint-Denis, réalisé dans le cadre du projet IPAUP-931 « Ingénierie pédologique pour l’agriculture urbaine participative », sous la direction d’Aurélien Féron (IRISSO, INRAE), Germain Meulemans (CAK, CNRS) et Ana Cristina Torres (Lab’Urba, UPEC). Le dispositif méthodologique comprend plusieurs observations menées entre février et juillet 2022 auprès d’associations et lors d'événements publics, des entretiens semi-directifs réalisés avec des militants sur les formes de leur mobilisation, leurs enjeux et leurs pratiques au sein de la friche industrielle, ainsi qu’une veille de la presse nationale à partir du moteur de recherche Europresse et une analyse de documents d’expertise et associatifs.

Une première partie de l’article est consacrée à un rapide examen de l’influence historique d’un activisme environnemental sur la configuration actuelle des mobilisations sur la friche. Une deuxième partie s’attache à examiner les tensions discursives qui entourent la question de la sécurité sanitaire, mettant en exergue les divergences entre les acteurs associatifs et les autorités publiques. Une troisième et dernière partie aborde enfin les controverses liées aux moyens techniques de dépollution, interrogeant à la fois leur légitimité et le niveau de participation citoyenne dans les processus décisionnels associés.

La dépollution du site Wipelec à Romainville : un précédent mobilisé à « EIF »

Le contexte de la dépollution du site Wipelec

Notre association [« Restes Ensemble »] a pris racine en 2020, une initiative conjointe d'habitants locaux concernés par le projet immobilier EIF, de personnes fréquentant régulièrement le site, et de membres actifs d'associations au sein des Murs à pêches. Dès le début, on a été conscient de l'impact potentiel de ce projet sur le quartier. […] [L]a situation à Romainville a été un facteur important. Il y a eu des complications lors des travaux de dépollution, une expérience que personne ici ne souhaitait vivre. Ce qu’il s’est passé là-bas, ça a souligné les risques d’une dépollution mal gérée, qui, c’est là l’ironie, peut se révéler plus… préjudiciable que la pollution en elle-même.
Extrait d’entretien avec un membre de l’association « Restes Ensemble », le 22 février 2022.

Les actions menées sur le site de l'ancienne usine « EIF » ont fait appel, à plusieurs occasions, à un précédent de mobilisation portant sur une controverse liée à un projet de dépollution qui aurait compromis la santé des riverains à proximité de ce lieu. À Romainville, en Seine-Saint-Denis, un incident survenu lors de travaux de dépollution d’un site industriel réalisés par l'entreprise Wipelec a considérablement accentué l’ambition des riverains d’aborder les problématiques associées à la pollution enfouie dans le sol de l’ancienne usine (Mandard, 2018). Cet événement, constituant un précédent utilisé par les associations mobilisées sur la friche industrielle « EIF » à Montreuil, a mis en évidence que l'inefficacité d'un programme de dépollution pourrait engendrer des conséquences plus néfastes sur la santé que la présence originelle des contaminants.

En 2014, le fonds d'investissement Ginkgo a procédé à l'acquisition du site, appartenant auparavant à la société Wipelec, qui avait été utilisé comme Installation classée pour la protection de l'environnement (ICPE) entre 1990 et 2006. Le site présentait une pollution liée à des solvants chlorés, tels que le trichloroéthylène (TCE), des cyanures, du benzène et une contamination des eaux souterraines au chrome VI. Bien que responsable de la pollution, selon le journal quotidien régional Le Parisien, Wipelec n'aurait pas mené à bien la dépollution du site (Marnette, 2021). Par conséquent, Ginkgo s’était engagé à réaménager le site et à le dépolluer en vue d’un nouveau projet immobilier.

Les répercussions et mobilisations citoyennes

Toutefois, plusieurs riverains et associations ont saisi la justice en 2016, puis en 2018, invoquant une mise en danger de la vie d'autrui. L'association « Romainville Sud », ayant également déposé plainte, avait recensé 23 cas de cancers (dont 21 décès récents) dans le quartier concerné. La société Wipelec a réfuté les accusations portées à son encontre et a soutenu que l'origine de ces cas ne trouvait pas sa cause dans ses activités industrielles, mais bien dans les activités antérieures menées sur le site, avant son acquisition en 2003 (Mohammad, 2021).

Entre 2017 et 2018, une première étape de dépollution a été entreprise par Ginkgo, éliminant 96 % de la pollution liée au TCE, selon les données fournies par l'entreprise (Cosnard, 2018). Néanmoins, la dépollution n'aurait pas été menée à terme et la situation est restée préoccupante pour les riverains.

Parallèlement à cette controverse, qui sert de précédent auquel se sont référées les associations mobilisées sur la friche industrielle de l'ancienne usine « EIF » à Montreuil, cette dernière affiche un niveau de contamination quatre fois supérieur au site Wipelec à Romainville (Marnette, 2020). En outre, la mobilisation collective sur le site de l’ancienne usine « EIF » ne se limite pas à une gestion anhistorique de la pollution. Elle s’inscrit également dans une continuité d’efforts associatifs autour d’enjeux relatifs à la matérialité du sol marquée par une toxicité indélébile. Autrement dit, le cas de Wipelec fourni aux militants et aux associations un cadre de référence pour leurs actions, guidées par une critique des méthodes de dépollution, incluant leurs limites, risques et implications sanitaires.

Pollutions, controverses et mobilisation citoyenne : l’ancienne usine « EIF » à Montreuil

La friche industrielle de l’ancienne usine « EIF »

En avril 2022, une réunion interne s'est tenue au sein de l'association « Restes Ensemble », durant laquelle une version d'un article destiné à figurer dans le fanzine du Festival des Murs à Pêches (événement annuel organisé depuis 2000) a été débattue. Dans cet article, il a été question des initiatives locales pour une gestion responsable de la dépollution du site de l’ancienne usine. Cette implication de l’association souligne la réactivité des acteurs locaux face aux préoccupations environnementales. En outre, la question de la pollution de l'usine « EIF », qui précédemment apparaissait seulement en marge des discussions stratégiques d'urbanisation du secteur des Murs à Pêches, émerge comme un sujet de préoccupation central.

Donc, cette première version du texte [texte qui apparaîtra dans le fanzine adressé aux visiteurs lors du Festival des Murs à Pêches 2022] date du 13 avril. [Elle récite le texte :] « Pour une dépollution maîtrisée » [bruits de fond]. L’ancienne usine d’EIF est un des sites les plus pollués d’Île-de-France, avec 24 tonnes de polluants volatils et d’hydrocarbures présents dans les sols. Au printemps 2020, face à l’imminence d’une dépollution programmée, un collectif d’habitants du quartier des Murs à Pêches a décidé de créer l’association Restes Ensemble pour exiger que les autorités publiques prennent le contrôle des impacts sur l’environnement et la santé des riverains. En parallèle, EIF a été occupé par le collectif Gardelapêche [réduction du nom d’origine « Gardelapêchemontreuil ! »], ce qui a contribué à éviter les travaux. De plus, cela a permis trois avancées majeures : 1. L’EPFIF, propriétaire du site, a demandé à recréer un permis de démolir initialement prévu. Mais, alerté par le plan tragique de dépollution de l’ancienne usine Wipelec à Romainville, la dépollution se fera donc sous couvert, limitant le risque de migration des polluants. Une de nos revendications – le maintien de la dalle de béton sous laquelle se concentre la pollution –, a été entendue et a pu éviter une possible catastrophe sanitaire. 2. La municipalité a pu effectuer des prélèvements chez une dizaine de riverains, prenant enfin en compte les risques pour leur santé. 3. L’EPFIF s’est également engagé à réaliser des points de contrôle supplémentaires en bordure du site, reconnaissant l’insuffisance du premier dispositif de surveillance.
Propos recueillis d’une membre de la Fédération des Murs à Pêches et de l’association « Restes Ensemble », le 18 avril 2022.

En effet, malgré son implantation dans l'une des parcelles des Murs à Pêches, l'usine désaffectée n’a été intégrée que tardivement aux controverses liées aux projets d'urbanisation de l'îlot végétal. Ce n'est qu'au commencement d'une controverse nouvelle, portant sur la mise en danger éventuelle des riverains en raison d'un projet annoncé de dépollution de la friche industrielle, que le site a rejoint les mobilisations en cours.

Depuis la fin des années 1980, les parcelles des Murs à Pêches sont sujettes à de multiples projets de réaménagement urbain (Dolbois, 2020). Cependant, en raison de la mobilisation de plusieurs associations de riverains, notamment l'association « Murs à Pêches », créée en 1994, cet espace végétalisé est déclassé en « zone urbaine » pour 80 % de sa superficie à la fin des années 1990. En 2003, les Murs à Pêches sont définitivement classés au titre des « Sites et paysages ». Par la suite, entre 2012 et 2017, diverses tentatives d'aménagement urbain des parcelles sont successivement contrecarrées par les mobilisations. Finalement, en 2020, les Murs à Pêches sont classés par la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) au titre de « Patrimoine d'intérêt régional et de sites et jardins remarquables ».

Sans occupants officiels depuis environ une décennie, la friche industrielle servait jusqu'alors de refuge pour des personnes sans domicile fixe et d'espaces artistique et culturel. En 2013, l’EPFIF en fait l'acquisition. La même année, l'usine a été déclassée en tant que site ICPE. En 2017, dans un objectif de reconversion, la Métropole du Grand Paris a lancé un appel à projet auquel la société UrbanEra, filiale de Bouygues Immobilier, a été désignée lauréate. Ce projet prévoyait la construction de 83 logements neufs ainsi que d'un hôtel écologique sur la friche industrielle (Hubert, 2017).

L'association « Murs à Pêches » – qui s'est depuis transformée en une fédération de 16 associations engagée dans la préservation environnementale, l’éducation communautaire, la promotion culturelle et l’innovation sociale au sein des espaces urbains – s’est mobilisée contre ce projet d'urbanisation sur la parcelle de l'îlot végétal où est située l'ancienne usine. À ses côtés, l'association « Restes Ensemble », créée en 2020, s’est aussi engagée et a alerté sur les dangers sanitaires d'une dépollution du site qui ne serait pas maîtrisée. Cette association, composée de 15 membres, résulte de la rencontre de riverains du quartier impactés par le projet immobilier, d’usagers du site et d’acteurs associatifs membres de la Fédération des Murs à Pêches. En juin de la même année, le projet a finalement été abandonné (Hubert, 2017). De plus, les études d'impact environnemental, commandées initialement par la Direction régionale et interdépartementale de l'environnement et de l'énergie (DRIEE) pour estimer le taux de pollution des sols ont également été annulées. Or, de premières études sur le site, réalisées successivement en 2013 et 2017 par la société Suez et le bureau d'études indépendant Burgeap, avaient révélé la présence de plus de 15 tonnes de solvants chlorés volatils et 11 tonnes de benzène (Marnette, 2020).

Ces substances cancérigènes, résultant des activités industrielles de l'ancienne usine, ont contaminé la nappe phréatique au fil des décennies. Elles se sont progressivement propagées hors du site, exposant les riverains aux risques d'inhalation et aux conséquences néfastes pour la santé. En outre, l'Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES) a publié un rapport en 2009 concernant ces substances toxiques, identifiant plusieurs effets sur la santé humaine. Selon la durée d'exposition, ces effets peuvent entraîner l'apparition de lésions aux organes et certains types de cancers.

Une mobilisation conjointe des associations pour la dépollution du site

Parallèlement, une autre association, « Gardelapêchemontreuil ! » (GLP), a rejoint la Fédération des Murs à Pêches et l'association « Restes Ensemble » pour mener une mobilisation conjointe. Cette association a été le résultat d’une coopération entre des individus en situation de vulnérabilité, des artistes précarisés par la crise sanitaire, des membres de la communauté rom et des gens du voyage, ainsi que des artisans sans ateliers. Au moment de l’enquête, l’association se compose d’une vingtaine d’individus d’âges et d’origines sociales épars ainsi que d’environ 1 500 adhérents. En septembre 2020, ils décident d'occuper illégalement les bâtiments désaffectés, installant leurs équipements de travail et organisant des activités artistiques et culturelles dans les zones les moins contaminées. Leur objectif est double : prévenir physiquement tout lancement de processus de dépollution du site sans une transparence sur les dispositifs techniques et de sécurité mis en place pour protéger les riverains, et militer pour le droit à un logement décent à l'encontre des logiques de spéculation immobilière. Les résidents ont ainsi aménagé dans les bâtiments des chambres individuelles, transféré leurs effets personnels, restauré les équipements sanitaires et ont organisé une cuisine commune.

Néanmoins, la mobilisation pour la dépollution de la friche s'est avérée difficile. Les articles de presse publiés dans les journaux Le Parisien, Les Echos, et Le Monde à propos de la mobilisation concernant l’usine « EIF » ont davantage mis l'accent sur l'occupation illégale du site. En effet, les autorités publiques ont utilisé l’enjeu de la pollution des sols et du risque sanitaire pour susciter une controverse sur l'occupation illégale de l'ancienne usine et sur la mise en danger de ses occupants et du public accueilli (Goth, 2022). Pour autant, l’association « Restes Ensemble », appuyée sur le terrain par l'association « GLP », a persisté à plaider pour une dépollution optimale, en accordant une priorité au principe de précaution afin de prévenir une potentielle catastrophe environnementale et sanitaire. En cela, les occupants mobilisés et les associations ont réclamé la mise en œuvre d'une étude d'impact approfondie de la part des autorités publiques et des entreprises privées, en collaboration avec ces derniers, pour déterminer l'étendue de la pollution et des risques encourus, ainsi qu'une transparence dans la communication des résultats.

L’association « GLP » [Gardelapêchemontreuil !] compte parmi ses membres résidents de nombreux militants écologistes et y compris parmi ses membres des spécialistes de la justice environnementale – [noms anonymisés], Docteure […] de [institution anonymisée], chercheuse au [institution anonymisée] –, des sciences environnementales – [noms anonymisés] – et des sciences urbaines – [noms anonymisés]. Les discussions autour du problème des contaminations sont foisonnantes, mais une chose est certaine : seule une réelle concertation entre les acteurs publics, les populations directement concernées et leurs représentants légitimes (associations, comités de quartier,…) et une transparence absolue sur les modalités des projets, peuvent garantir un programme de dépollution acceptable.
Extrait d’un document produit par l’association « GLP » à destination de la municipalité de Montreuil2.

Le document émanant de l’association « GLP » et destiné à la municipalité de Montreuil témoigne de la teneur des discussions internes et de la diversité des compétences mobilisées. Il réaffirme la position que sans une concertation étroite avec les autorités publiques, aucun plan de dépollution ne saurait être jugé satisfaisant pour l’association, soulignant ici la nécessité d’une participation collective dans les prises de décisions relatives à la dépollution du site.

Par ailleurs, ce conflit entre les autorités publiques et les acteurs associatifs ne semble pas être uniquement resserré sur les méthodes de dépollution ou les seuils de contaminants tolérables. Il représente également un affrontement discursif concernant la sécurité sanitaire. Les acteurs associatifs semblent élargir cette notion en dépassant ses limites traditionnelles – prévention à l’échelle populationnelle des maladies – pour y intégrer le droit des occupants à un logement décent et à un usage public de l’espace urbain. Ils ajoutent également une dimension de surveillance citoyenne, soulignant leur rôle dans la sensibilité aux questions sanitaires et écologiques ainsi que dans le suivi de la dépollution du site. En d’autres termes, l’association « GLP » élargit dans son discours les frontières de la sécurité sanitaire, en y intégrant des considérations éthiques et politiques.

Gestion participative et conflits d’usage sur la friche industrielle

Débats et initiatives au sein de l’association « GLP » face à l’absence de projets de dépollution

Depuis l'émergence des mobilisations et de l'interruption du projet de réaménagement proposé par UrbanEra, aucun autre projet de dépollution n'a été soumis par les autorités publiques. Par conséquent, les associations mobilisées redoutent qu'un nouveau projet soit mis en œuvre sans consulter préalablement les riverains, après une éventuelle expulsion des occupants. En attendant une nouvelle proposition de la part des autorités publiques, les membres de l'association « GLP » ont envisagé différentes initiatives destinées à améliorer les conditions de vie sur la friche industrielle. Cela inclut notamment la restauration d'une portion de la parcelle sur laquelle se situe l'ancienne usine. Ainsi, dans le cadre de cette enquête, un membre de l’association « GLP » a été interrogé au sujet de la pollution des sols. Ce dernier a indiqué que la zone qu'ils réaménageaient ne serait pas affectée par les COHV, tels que le TCE, qui a été découvert sous certains bâtiments de l'ancienne usine et sur d'autres parcelles appartenant aux Murs à Pêches. Cependant, la zone demeurerait contaminée par une forte concentration de benzène, une substance elle-aussi cancérigène. L'interlocuteur a évoqué l'utilisation du mycélium de champignons pour réaliser une bioremédiation, une méthode visant à décomposer les contaminants toxiques présents dans les sols.

[(…) La question de la pollution des sols, vous vous la posez ou pas du tout ?] « Oui, elle se pose. En fait, les carottages qu’ils ont fait [Suez en 2013 et Burgeap en 2018], ce qu’il y a de plus dangereux, c’est le trichloroéthylène [TCE], qui serait en fait, par déduction [caractérisation des sources de pollution à partir des données de Suez et de Burgeap], dans une cuvette. Donc, le trichlo’, il part s’étaler dans le fond là-bas, sur les autres murs à pêches malheureusement, les autres parcelles. Et ici, là, l’autre pollution la plus proche, c’est du benzène, qui est, comment dire, ‘fin… les champignons, ça peut être… comment dire, retransformable quoi, ça peut se dépolluer naturellement. Moi, j’ai vu un reportage là-dessus, c’est un mec qui cueillait des champignons que tu trouves au creux des arbres. C’est des gros, gros champignons qui sont collés au tronc, et donc, ça, ça réduit, ‘fin, il paraît que ça boufferait les benzènes très, très vite. »
Membre de l’association « GLP », le 28 avril 2022.

Néanmoins, cette idée ne fait pas consensus au sein de l'association.

(…) Utiliser des champignons, c'est quand même méga expérimental, voilà… et c'est des grosses quantités de pollution. Une dépollution avec nos moyens, ça va un peu à contre sens d’une éthique écologique qui voudrait qu'on prenne vraiment les moyens adaptés à la taille de la dépollution.
Membre de l’association « GLP », le 28 avril 2022.

Les discussions internes à l’association « GLP » révèlent plusieurs considérations entourant la proposition de bioremédiation. Cette technique soulève des questions parmi les membres de l’association. Ils expriment en outre des inquiétudes non seulement sur la viabilité de l’approche en termes de temps et de ressources mais également sur l’adéquation éthique et écologique de la méthode.

D'une part, les membres de l'association « GLP » reconnaissent les défis inhérents à la bioremédiation, notamment la lenteur du processus, qui pourrait être en désaccord avec l'urgence perçue pour une dépollution efficace. Cette tension temporelle est exacerbée par une préoccupation connexe : la perte de savoir traditionnel sur les plantes ou les champignons utilisés, en raison de l’importante période nécessaire avant de pouvoir constater les résultats de cette méthode. De plus, la technicité du processus lui-même est une barrière, certains membres s'interrogeant sur leur capacité à maintenir et à gérer efficacement un tel projet, surtout en l'absence d'un consensus scientifique établi ou d'un soutien institutionnel clair.

D'autre part, la question de l'éthique écologique prend une place centrale dans les discussions. L'inquiétude ne porte pas seulement sur le fait que cette forme de bioremédiation puisse être moins efficace, mais aussi sur le fait qu'elle pourrait également être en contradiction avec les principes écologiques fondamentaux que l'association cherche à préserver. Une membre a souligné ainsi la nécessité de réaliser des pratiques qui non seulement réduiraient la contamination, mais aussi minimiseraient les impacts négatifs sur la santé. En outre, cette situation soulève une réflexion au sein de l’association sur l'adéquation des solutions expérimentales avec ces principes et à considérer si les méthodes traditionnelles des entreprises spécialisées pourraient finalement être plus sûres, à condition d'être appliquées en collaboration avec les parties prenantes concernées.

L’engagement collectif autour des méthodes de dépollution pour ce site illustre de fait une tension inattendue dans la sphère de l’activisme environnemental. À l’instar des controverses relatives à la dépollution du site Wipelec à Romainville, les associations « GLP » et « Restes Ensembles » se mobilisent contre les approches de dépollution avancées jusqu’à présent par les autorités publiques. Cette dynamique met en lumière la question de la légitimité des méthodes de dépollution et du rôle des citoyens dans les prises de décisions. En outre, cette situation suggère que la légitimité prônée par ces groupes repose non seulement sur l’efficacité technique des solutions, mais également sur l’inclusion participative dans le processus décisionnel.

Par ailleurs, il semble y avoir au cœur de cette démarche une tentative d’appropriation de connaissances spécialisées par les acteurs associatifs non experts. Cela étant, la divergence d’opinions, mise en évidence par le débat sur l’usage de la bioremédiation, reflète les obstacles rencontrés dans l’authentification des techniques utilisées. De fait, l'examen de l'expertise nécessaire pour une dépollution réussie met en évidence une tension entre le savoir profane et le savoir scientifique dans la mise en œuvre de la dépollution des sols.

Préservation du patrimoine des Murs à Pêches et valorisation écologique face à l’urbanisation

Le projet de restauration d’une partie de la parcelle de l'ancienne friche industrielle est inscrite dans la continuité des activités menées au sein des Murs à Pêches, comme l'ont souligné les membres de l'association « GLP ». Appuyée par la Fédération des Murs à Pêches, les associations « GLP » et « Restes Ensemble » ont milité pour préserver les sols et les espaces non bâtis, ainsi que pour la reconnaissance et l'institutionnalisation de la cogestion entre les associations et les habitants du quartier de la friche industrielle, dans le but d'en faire un lieu commun.

Nous reprenons le flambeau de Montreuilloises et Montreuillois d’il y a 20 ans qui se sont érigés contre le dépeçage des Murs à Pêches. Grâce à leur révolte […], les Murs à Pêches existent tels qu’on les connaît et font unanimement la fierté de ce lieu. Il nous est urgent et nécessaire de préserver notre héritage, ce terreau favorable aux initiatives humaines. Nous exigeons que la dépollution de ce site se fasse dans les meilleures conditions possibles et que la décision de la méthode employée soit consensuelle. Nous exigeons que cette parcelle ne soit pas vendue à des promoteurs et reste un lieu ouvert et accessible aux habitants du quartier et au réseau associatif pour qu’ils et elles soient porteurs d’un projet de proximité, écoresponsable et populaire.
Extrait d’un document produit par l’association « GLP » à destination de la mairie de Montreuil.

Cette mobilisation fait partie d'une longue tradition de luttes contre les projets de réaménagement urbain des parcelles des Murs à Pêches, qui ont débuté dans les années 1980. En effet, les mobilisations sur la friche industrielle ont créé des tensions entre les autorités publiques et les associations engagées. De fait, ces dernières se sont mobilisées contre l'urbanisation de la friche industrielle et une marchandisation de la terre, une situation que la municipalité de Montreuil a démentie (Marnette, 2020). Pour ces associations, de telles actions pourraient exacerber les inégalités sociales en entraînant une gentrification du quartier des Murs à Pêches. Face à cela, elles préconisent une valorisation écologique du site, en suggérant la restauration de la friche et la réhabilitation des murs à verger.

Nous voulons préserver ce lieu unique en région parisienne et le protéger contre les divers projets d’urbanisation comme celui, dernièrement, de vente de deux hectares de jardins et de friches à Bouygues Immobilier afin de réhabiliter l’ancienne usine EIF et construire 83 logements. En Île-de-France, nous assistons à l’accélération de projets immobiliers malgré des centaines de milliers de logements vacants. Cette urbanisation croissante va dans le sens contraire des préconisations du GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat). Celui-ci demande de préserver au maximum les espaces verts et d’en aménager de nouveaux afin de garder des îlots de fraîcheur dans les villes surchauffées, d’arrêter cette croissance exponentielle et cette bétonisation qui s’exercent au détriment du climat. Nous voulons que vous considériez les Murs à Pêches comme l’espace unique et remarquable qu’il représente. Il peut être transformé en un grand espace commun et partagé, un réservoir de biodiversité en ville pour assurer l’accès à la nature, à la culture et aux loisirs des habitant.e.s.
Extrait d’un document produit par l’association « GLP » à destination de la mairie de Montreuil.

Lors d'une visite à l'intérieur de l'ancienne usine, une parcelle en friche adjacente aux bâtiments ainsi qu'un chantier de construction pour l'extension d'une ligne de tramway ont été observés. Sur place, un représentant de « GLP » a présenté les travaux de restauration en cours, incluant une palissade en escalier et plusieurs bacs de terre entourés de clôtures en bois tressées. En outre, l'association « GLP » s’est engagée dans la revalorisation de la parcelle adjacente à l'ancienne usine. En attendant la dépollution du site, l'association s’est investie dans la restauration de la partie des anciens vergers à laquelle elle a accès. Plusieurs membres ont ainsi collecté des déchets, réalisé du compost, désherbé et regroupé les pierres des parties effondrées des murs restants.

Les trois photographies donnent à voir différentes vues de la parcelle adjacente à l’ancienne usine.

Les trois photographies donnent à voir différentes vues de la parcelle adjacente à l’ancienne usine.

 

 

 

 

Dépolluer correctement tout en garantissant la continuité de projets associatifs, militants, artistiques, plutôt que des projets immobiliers : ce double objectif fait l’objet d’un consensus total entre les occupants du site, l’association « Restes Ensemble » et les porte-paroles de la Fédération des murs à pêches […]. De par son rôle dans la sensibilisation et la vigilance citoyenne, l’association « GLP » affirme clairement la dimension écologiste de ses activités comme de son projet. Si d’un côté il s’agissait de surveiller ce qu’il adviendrait de ces déchets du passé, de l’autre, le collectif a toujours été tournée vers l’avenir et le travail entrepris pour revaloriser la parcelle des murs à pêches attenante à l’ancienne usine en témoigne.
Extrait d’un document produit par l’association « GLP » à destination de la mairie de Montreuil.

Dès lors, les membres de l'association « GLP » ont pour objectif une restauration écologique de la friche, cette démarche s'inscrivant selon eux dans le prolongement des principes promus aux Murs à Pêches, à savoir la préservation des espaces végétalisés en concordance avec leur héritage patrimonial.

Conflits autour de l’occupation et l’émergence d’un tiers-lieu culturel

Depuis avril 2022, l'EPFIF menace d'expulser l’association « GLP » de l'ancienne usine. La Cour d'appel de Paris a validé la procédure d'expulsion et la ville de Montreuil a déposé une plainte contre l’association pour mise en danger de la vie d'autrui après avoir organiser des évènements artistiques sur le site. Ses membres ont également été accusés de porter atteinte aux droits du propriétaire foncier. Les avocats de l'accusation ont soutenu que l'occupation politique des lieux allait à l'encontre des revendications de la part des associations mobilisés dans quartier des Murs à Pêches (Goth, 2022).

En retour, les membres de l'association ont tenté de faire valoir leur droit d'habiter les lieux en proposant un projet de tiers-lieu culturel pour l'écologie et la culture alternative. En mai 2022, l'association « GLP » a envisagé de créer une structure pour gérer ce tiers-lieu une fois les travaux de dépollution terminés. Au moment de l’enquête, les bâtiments occupés abritaient ainsi divers espaces, tels que des ateliers d'art, une cuisine collective, des espaces de création artistique et des habitations. Une partie des bâtiments était utilisée pour des spectacles et des concerts, tandis qu'une autre servait d'ateliers de travaux. Les occupants du site, l'association « Restes Ensemble » et les porte-paroles de la Fédération des Murs à Pêches sont unanimes quant à l'importance de dépolluer le site tout en préservant les projets associatifs, militants et artistiques existants. Dans cette perspective, l'association « GLP » a joué un rôle de sensibilisation et de surveillance citoyenne en mettant en avant l'aspect écologique de ses actions.

Néanmoins, en septembre 2022, deux mois après la réalisation du terrain de cette enquête, l’association « GLP » est évacuée de l’ancienne usine. Leur projet de tiers-lieu culturel n'ayant pas été retenu, la reconversion de la friche industrielle s’est orientée vers un espace dédié à d’autres activités. Cette décision, officialisée par les autorités publiques en octobre 2022, prévoit la création d'un pôle regroupant des initiatives économiques, sociales et culturelles. Parmi elles, une Maison populaire est envisagée, destinée à se positionner en tant que centre d'art contemporain. Aussi, la reconversion du site s’inscrira de façon plus large dans la dynamique d’aménagement du Grand Paris, avec le prolongement d’une ligne de tramway en bordure du site pour son accessibilité. Toutefois, les derniers occupants de la friche, affiliés à l'association « GLP », ne seront pas impliqués dans ce nouveau projet.

Ce faisceau de problématiques autour des pratiques de dépollution, de l’inclusion citoyenne dans les prises de décision et des conflits d’usage de la parcelle une fois dépolluée de ses contaminants, révèle un enjeu d’articulation entre des savoirs scientifiques et des actions citoyennes, non seulement pour la légitimité de la mobilisation collective, mais aussi pour sa capacité à induire un changement environnemental tangible. En cela, la démarche collective pour une dépollution sûre et maîtrisée engendre ici un nouvel espace de négociation épistémologique et éthique, où la responsabilité écologique et l'efficacité technique sont en jeu. En outre, pour les acteurs associatifs, les questions environnementales doivent être traitées comme des questions politiques, ouvertes à la délibération publique afin de politiser non seulement la technologie, mais aussi les « formes d’expérience de réalités urbaines » (Eliçable, Guilbert & Lemery, 2020) désirable ou non sur la friche industrielle.

Conclusion

L’examen des dynamiques de la mobilisation relative aux controverses liées à une friche industrielle polluée à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, a mis en évidence les interconnexions entre les enjeux écologiques et sociaux, tout en soulignant l'importance des coopérations inter-associatives dans la problématique plus générale des questions de justice environnementale et sociale. En se concentrant sur la matérialité toxique des sols et sur l'engagement citoyen pour leur dépollution, les actions coordonnées par les associations « GLP », « Restes Ensemble » et la Fédération des Murs à Pêches ont non seulement contesté les plans d'urbanisation de la friche promue par les autorités publiques, mais ont également plaidé pour sa transformation en un commun, c’est-à-dire en un espace culturel et écologique permettant de valoriser le patrimoine historique des Murs à Pêches.

Ces données suggèrent la pertinence de considérer la matérialité toxique des sols pollués pour comprendre les dynamiques sociales et politiques sur le devenir de la friche industrielle. En effet, la pollution des sols n’est pas un arrière-plan faisant office de prétexte à une revendication sociale, mais semble être un élément actif qui façonne les formes de la mobilisation collective. Ainsi, les controverses évoquées laissent apparents de multiples conflits de gestion et d’usage concernant le devenir du site. Précisément, c’est dans ces conflits qu’émerge une intrication d’enjeux sociaux, politiques et environnementaux. Ces résultats rejoignent ainsi l’hypothèse proposée par Joan Martinez-Alier (2002) et partagée par l’analyse de Scott Frickel et James Elliott (2018), à savoir que les controverses environnementales doivent être perçues comme des espaces hybrides où différentes formes de valeur économique, sociale et culturelle, sont en jeu.

Par conséquent, la toxicité des sols joue un rôle non négligeable pour rassembler les acteurs associatifs autour d'un commun. Ce dernier devient le socle sur lequel repose l’appropriation citoyenne de la friche industrielle, un phénomène saillant au regard du contexte socio-économique de la Seine-Saint-Denis et du quartier des Murs à Pêches, connu pour être le théâtre d’initiatives écologiques urbaines en faveur de la préservation de son patrimoine horticole.

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Notes

1 Ce stage s’inscrit dans le troisième volet du projet IPAUP-93 sur les enjeux de sols pollués hérités du passé industriel du département, en se concentrant sur l’aspect socio-anthropologique de la contamination des sols. Retour au texte

2 Ce document, intitulé « Un projet pour l’avenir d’EIF », est un texte collectif rédigé par les associations « GLP » et « Restes Ensemble » à destination de la mairie de Montreuil afin de porter leurs revendications en présentant l’histoire de l’usine ainsi que leur projet pour l’avenir de la friche. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Sylvain Lallier, « La pollution des sols comme catalyseur pour l’appropriation citoyenne d’une friche industrielle à Montreuil », Mosaïque [En ligne], 20 | 2023, mis en ligne le 05 février 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/mosaique/2457

Auteur

Sylvain Lallier

Sylvain Lallier est doctorant en sociologie des sciences et des techniques (STS), rattaché au Centre de recherche Médecine, Science, Santé, Santé mentale et Société (Cermes3) et au Centre de recherche en Histoire des Sciences et des Techniques Alexandre Koyré (CAK).

Droits d'auteur

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