Transmission orale et héritage culturel : la part des contes dans la survivance du tamazight

DOI : 10.54563/mosaique.248

Résumés

Comment une langue antique a-t-elle survécu alors même qu’elle a été transmise essentiellement, si ce n’est exclusivement, par l’oralité ? Quels enjeux sous-tendent la mobilisation du tamazight, parlé depuis l’antiquité, mais sujet à l’invisibilisation au profit des langues arabe et française ? Son récent statut de langue officielle ne manque pas de soulever nombre de débats passionnés traversés par des positions ambivalentes : considéré comme un formidable moyen d’intégration, auprès des plus âgés ou, à l’opposé, comme le symbole du refus, du rejet de la modernité, le chaoui, déclinaison locale dans les Aurès du tamazight, a surtout profité d’une transmission orale intergénérationnelle et dynamique par les contes, les chansons, etc. portée essentiellement, par les femmes, représentantes de la figure maternelle. Cet article ambitionne de mettre en débat, sous l’angle sociolinguistique, les stratégies de ces femmes dans la transmission de la langue, vectrice d’identité et de culture.

How did an ancient language survive even though it had been transmitted primarily if not exclusively through orality? What issues underlie the mobilization of Berber, spoken since antiquity but subject to invisibilization for the benefit of the Arabic and French languages? Its recent status as an official language does not fail to raise a number of passionate debates crossed by ambivalent positions: considered as a tremendous means of integration, with the elderly or, on the contrary, as the symbol of rejection, a rejection of modernity, the chaoui language , a local variation in the Aurès of Tamazight, has above all benefited from an intergenerational and dynamic oral transmission through tales, songs, etc. worn mainly by women, representatives of the maternal figure. This article aims to debate, from a sociolinguistic perspective, their strategies in the transmission of language, vector of identity and culture.

Index

Mots-clés

Héritage, transmission orale, survivance, berbère, tamazight, chaoui, circulation, savoir, contes

Keywords

Heritage, oral transmission, survival, Berber, Tamazight, chaoui, circulation, knowledge, tales

Plan

Texte

Aucune approche sérieuse des cultures africaines ne peut être envisagée sans une prise en compte du statut de la parole (Dembelle, 2015). D’essence antique et pluricentrique, le tamazight1 a gardé, à travers l’oralité, une singulière vitalité en dépit de l’invisibilisation imposée, entre autres, par une stratégie politique arabisante : son absence délibérée des programmes scolaires alors même qu’il dispose d’un système d’écriture couramment daté de plus d’un siècle avant J.-C.2 en est l’illustration la plus marquante.

Objet de controverses identitaires, culturelles et politiques voire d’affrontements violents, le tamazight s’est vu, au cours des soixante dernières années, au cœur d’amples revendications : il est désormais reconnu constitutionnellement en Algérie par son introduction, en 2002, dans la Constitution en son article 3 bis, pour être, en 2016, finalement considéré comme « langue officielle. » Cet état de fait aurait pu assainir le débat sociopolitique : il n’en est rien. Aussi, notre travail de recherche vise, sous l’angle sociolinguistique, à comprendre les effets matériels et/ou symboliques que soulève cette reconnaissance constitutionnelle par le parlement algérien3.

En dépit de ce long parcours laborieux4, voire probablement grâce à lui, le tamazight n’a jamais quitté la scène nationale algérienne et a profité d’une transmission intergénérationnelle dynamique par les contes, les chansons, les proverbes et dictons, etc. S’il a été essentiellement, si ce n’est exclusivement, transmis oralement, le tamazight est au cœur d’un héritage culturel dense, porté, pour une grande partie, par les femmes. Bien que majoritairement illettrées, ces représentantes de la figure maternelle (grand-mère, grand-tante, mère, sœur) ont eu une part considérable dans la survivance de la langue et dans sa circulation de génération en génération, notamment dans le monde rural. Responsables de l’éducation des plus jeunes et soucieuses de tisser les liens sociaux, ces femmes ont préservé, des siècles durant et aujourd’hui encore, les traditions culturelles par le biais de techniques artisanales dans des domaines aussi divers que la poterie, le tatouage, la tapisserie, d’une part. D’autre part, elles ont occupé et remplissent toujours à notre époque un rôle social de construction identitaire via d’autres supports, transmis oralement, comme les contes, les vers ou les chansons. Ainsi, dans la continuité des travaux de Rahmouna Mehadji (2007), nous aborderons, à travers la pratique séculaire du conte, la façon dont les conteuses contribuent à la préservation d’un savoir traditionnel.

Après avoir, en quelques mots, présenté notre terrain d’étude et quelques éléments méthodologiques, nous nous attarderons sur la façon dont le conte s’inscrit dans la survivance du tamazight, langue dont nous avons souligné le caractère antique. En nous appuyant sur deux contes, que nous raconterons succinctement, nous nous intéresserons aux différentes dimensions offertes. Qu’elles soient linguistiques, éducatives ou socialisantes, lesdites dimensions ouvrent certes le champ de la symbolique, mais témoignent de la matérialité de la transmission d’un héritage linguistique, social et culturel.

Quelques éléments méthodologiques : à la rencontre des discours et des pratiques des locuteurs aurésiens

S’il est communément admis que l’Afrique du Nord se vit « à juste titre » comme un ensemble d’États revendiquant leur arabité5 et leur appartenance à la communauté musulmane (Camps, 1984), cette acception prend insuffisamment en compte le « long chemin de la revendication culturelle berbère » (Redjala, 1994). Elle véhicule également une forme d’amalgame entre arabité, pratique et utilisation de la langue arabe alors même que la présence arabe sur le territoire ne date que du VIIe siècle après J.-C. En prenant en compte des éléments de l’histoire des Berbères, Imazighen6, laquelle a été marquée par les conquêtes romaines, la christianisation, les invasions vandale et arabe, l’islamisation puis la colonisation française, notre recherche porte sur les tensions ayant traversé la société algérienne dans son rapport à son identité d’origine et la langue qui y est attachée. Celles-ci, tiennent une place centrale dans les débats publics et dans les préoccupations politiques et sociales en Algérie. L’introduction constitutionnelle du tamazight signifiant son émergence institutionnelle, paraît être une porte d’entrée pertinente pour mettre en débat le sens de cette officialité pour les tenants comme pour les opposants à la berbérité.

Nous nous intéressons, plus spécifiquement, au cas chaoui7, déclinaison locale du tamazight dans les Aurès : en effet, notre recherche est née des interrogations ayant accompagné, entre autres, notre formation personnelle. Bien que connu et compris par nos camarades de jeu et de classe, le chaoui n’était parlé que par une extrême minorité des personnes de notre génération, laissant place aux langues arabe et française. Le fait de parler chaoui était considéré comme un formidable moyen d’intégration, notamment auprès des plus âgés ou, à l’opposé, comme le symbole du refus et du rejet de la modernité. Si la mobilisation des Ichawiyen, durant la guerre de libération algérienne, a permis de ressusciter les caractéristiques de bravoure et de fierté qui leur étaient reconnues en tant que farouches défenseurs de leur dignité, longtemps les locuteurs d’expression amazigh exclusive ont fait l’objet de stigmatisation, et étaient renvoyés, dans les représentations communément admises, à l’ignorance. À titre d’exemple, cette expression algéroise, « Ki El Chaoui » (comme le Chaoui), fait de celui qui en est affublé un être rudimentaire, voire primitif.

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Les ruines romaines de Timgad, avec l’aimable autorisation de Rachid Hamatou, auteur et photographe aurésien.

Les ruines romaines de Timgad, avec l’aimable autorisation de Rachid Hamatou, auteur et photographe aurésien.

Le mausolée numidien d’Imadghasen, avec l’aimable autorisation de Rachid Hamatou, auteur et photographe aurésien.

Le mausolée numidien d’Imadghasen, avec l’aimable autorisation de Rachid Hamatou, auteur et photographe aurésien.

Si d’un point de vue historique, la région des Aurès a vu l’émergence du royaume numide unificateur de plusieurs tribus guerrières, elle a, par ailleurs, été au cœur de travaux ethnologiques internationalement reconnus (Tillion, Rivière, Camps, Gsell, etc.), mais peu étudiée sous le prisme sociolinguistique. Connus pour les empreintes antiques qui y subsistent, les Aurès abritent d’anciens sites dont Timgad et ses ruines romaines, le mausolée numidien antéislamique d’Imadghasen, les balcons de Ghoufi, Ksour Nem’doukal qui témoignent d’une richesse qui n’a pas livré tous ses secrets. C’est au cœur de ce panorama archéologique qu’une partie de nos matériaux a été recueillie. Si la crise sanitaire que nous connaissons a quelque peu modifié notre méthode, nous avons pour les besoins de cet article cherché à comprendre les enjeux que recouvre la survivance du tamazight : par quels biais le canal exclusivement oral, qui aurait pu ou dû le fragiliser, s’est-il manifesté dans son voyage temporel depuis l’antiquité ou en d’autres termes, sur quels moyens s’est-il appuyé pour traverser les âges ?

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Ghoufi et ses balcons, avec l’aimable autorisation de Rachid Hamatou, auteur et photographe aurésien.

Ghoufi et ses balcons, avec l’aimable autorisation de Rachid Hamatou, auteur et photographe aurésien.

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Ksour Nem’doukal, avec l’aimable autorisation de Rachid Hamatou, auteur et photographe aurésien.

Ksour Nem’doukal, avec l’aimable autorisation de Rachid Hamatou, auteur et photographe aurésien.

Notre recueil de données est multidimensionnel : outre un travail d’analyse portant sur la reconnaissance constitutionnelle de la langue amazigh d’un point de vue juridique, nous nous appuyons sur une méthodologie associant l’observation directe du milieu et l'utilisation de la parole des locuteurs (Baumgardt, Roulon-Doko, 2009). De plus, à partir de l’analyse de proverbes, de contes et de chansons, nous identifierons, derrière l’énonciation du texte, son « espace référentiel », selon l’expression d’Ursula Baumgardt et Mélanie Bourlet (2009). Cette identification nous permettra de lever le voile sur cette littérature orale ou cette mémoire populaire, sur les métaphores et leur signification culturelle ainsi que sur leur participation dans le processus de construction de l’identité culturelle chaoui.

Le conte en héritage, entre mythe et réalité, au service de la survivance d’une langue antique

Si la vitalité d’une langue dépend très certainement de sa géographie linguistique (Dalbera-Stefanaggi, 2002), de la valeur qui lui est donnée par la société dans laquelle elle est parlée, de ses locuteurs, de leur âge, elle est également intrinsèquement liée à la transmission intergénérationnelle. Autour du conte, et de sa mobilisation par les représentantes de la figure maternelle (grand-mère, grand-tante, mère, sœur), nous nous attarderons sur la façon dont ces femmes, pour la plupart illettrées, ont participé à la circulation de la langue et par conséquent, dans une forme de continuité, à sa survivance en tant que vectrice d’identité et de culture. Selon l’ethnologue française Camille Lacoste-Dujardin (2003), le conte berbère est considéré comme un support pour étudier la société berbère. En effet, son utilité est avérée notamment du fait que nous ne disposons que de très peu d’éléments portant sur le fonctionnement de la société chaoui : le conte permet ainsi de révéler quelques éléments sur le mode de vie sociétale en vigueur en tribu, par exemple.

Autant qu’il nous en souvienne, le conte a bercé et rythmé nos jeunes années sans pour autant qu’il ne soit lu ou visionné. Le conte fait partie de la tradition chaoui : c’est un moment collectif privilégié avec une dimension spatio-temporelle bien spécifique. Il met en présence le conteur, ici, la conteuse, et les personnes qui l’écoutent qui sont généralement des enfants, des préadolescents voire des adolescents. Rahmouna Mehadji (2007) a étudié le « rituel narratif dans l’espace féminin » : selon elle, il témoigne de l’originalité et des spécificités d’une « performance capable de susciter un véritable envoûtement de l’auditoire. » Le conte est ainsi propice à la création d’un lien particulier, d’autant que le rituel du conte se prête naturellement à la nuit, surtout aux longues nuits d’hiver autour du feu, ou à la belle étoile en été.

L’origine des contes que nous nous proposons de partager au long de ces lignes est inconnue : racontés aux générations précédentes, ils véhiculent un côté mystérieux qui nous fait ressentir le sens du temps long, en faisant émerger une dimension de perpétuité voire d’immortalité. Le conte devient ainsi ce canal de transmission, mais aussi de partage ; vecteur d’authenticité et de richesse, qui se traduit par une perpétuelle évolution et une continuité culturelle. Il véhicule, si l’on s’en réfère à l’UNESCO, un patrimoine culturel immatériel illustrant les traditions ou les expressions vivantes héritées des ancêtres et transmises aux descendants.

Pour Nawal Boudechiche et Ayachia Hana, le texte narratif convoque une activité cognitive intense fortement tributaire de la charge culturelle qui le caractérise (Boudechiche, Hana, 2015). Paul N’da a mis en exergue les valeurs thérapeutiques que peut revêtir le conte tant il peut indiquer la voie de la réconciliation, quelle que soit la nature du conflit (N’Da, 2017). Il s’agit d’un moyen de socialisation, de formation et d’éducation (N’Da, 2017). Il se prête à la découverte de la notion de récit et aide à produire un discours cohérent, doté d’un commencement, d’un développement et d’une fin (Moussu, Accardi, Bonnaud, 2005). Dès le plus jeune âge, le conte, de par sa structure simple, les caractères schématiques de ses personnages, la permanence des lieux et la pérennité des objets magiques, aide à la construction de la personnalité en nourrissant l’imaginaire. L’interprétation des effets du conte est intéressante puisqu’elle aide l’enfant à découvrir le sens profond de la vie tout en lui permettant de se divertir et d’éveiller sa curiosité (Bettelheim, 1977).

C’est à partir de ces postulats que nous avons choisi de travailler autour du conte et de trois de ses dimensions. D’un premier abord, la dimension linguistique dans le sens où la transmission des mots a traversé les âges : subsistent alors des vocables qui auraient pu disparaître au bénéfice d’autres, plus faciles à utiliser (vocables issus de la langue arabe ou de la langue française). Ensuite, il s’agira de nous pencher sur la dimension éducative ou pédagogique qui propose au conte une fonction allant de la transmission d’un savoir, et au-delà du récit lui-même, à des principes de morale spécifique à la culture (Denizot, 1995). Enfin, dans la continuité de la dimension éducative, la dimension socialisante du conte, vectrice de repères identitaires, sera articulée autour de rites sociaux permettant de véhiculer et de faire vivre la culture ancestrale en œuvrant sur la qualité du lien social.

Avant de mettre en débat les dimensions ci-dessus explicitées, il paraît important de poser le cadre des deux contes choisis8. Ceux-ci sont connus des personnes de notre génération depuis leur plus jeune âge. Ils ont été racontés à de nombreuses reprises, surtout en groupe, par les femmes de la famille élargie et du voisinage. Si certains détails changeaient à chaque fois, selon la conteuse, le fond de l’histoire restait, au demeurant, immuable.

Nous avons retranscrit les contes dans leurs grandes lignes pour les contextualiser et imprégner l’imaginaire de notre lecteur francophone : dans les faits, ils sont souvent présentés comme une longue série occupant plusieurs soirées d’affilée, à la condition d’une disponibilité de la conteuse. À cet égard, les enfants sont rapidement amenés à l’aider dans la réalisation de ses tâches ménagères pour qu’elle puisse être toute à la disposition du monde magique que ne manque pas de dévoiler le conte. Il est à souligner ici que tous les contes contiennent des formules qui se transposent aisément dans le quotidien et s’ils débutent par une formule comme « il était une fois » ; ils se terminent par une morale qui, dans les faits, deviendra un dicton témoignant de l’expertise linguistique de ses utilisateurs.

Le premier conte, intitulé « Herbe verte », Thougaa Hazizawthe, nous a été, à plusieurs reprises, raconté par une cousine éloignée de 80 ans. Interviewée dans le cadre de notre recueil de données, Alkamla exprime son grand plaisir de pouvoir parler des contes. C’est une première pour elle, elle s’étonne d’ailleurs que nous envisagions un travail d’écriture sur la question : pour elle, le conte est une telle évidence de l’identité qu’il n’est nul besoin de l’écrire. Toutefois, lorsque nous abordons notre travail de recherche, elle exprime sa fierté et se remémore que l’accès à l’école, « de [son] temps 9», pour les filles surtout, mais également pour nombre des garçons de sa génération, représentait la chance de pouvoir étudier l’arabe et surtout le Coran, d’une part. D’autre part, même si elle regrette de ne pas avoir été scolarisée, elle précise que la scolarisation présentait toutefois le risque de « tourner le dos » à la langue originelle. Pour elle, cette dernière, bien que fondant l’identité, faisait manifestement partie, pour les « jeunes générations », du monde d’hier.

Thougaa Hazizawthe : manifester de la reconnaissance envers la nature et les humains comme un principe éducatif

Thougaa Hazizawthe est l’histoire d’une petite fille appelée Hazizawthe (Verte, en français) : son père, chef de tribu, la choyait considérablement du fait du don qu’elle possédait : elle était en totale harmonie avec la nature, faisait pleuvoir dans les lieux les plus arides où les caravanes de sa tribu campaient. Décrivant son don, il était courant que la conteuse s’exclame Hatuaade Falasse Algarath (la pluie lui répondait). Hazizawthe était une fillette pleine de vie, très populaire auprès des filles de son âge, desquelles elle n’était pas distinguée et desquelles elle ne se distinguait pas. Toutefois, son don rendait jalouses ses deux cousines, qui profitèrent du moment du lever du camp pour l’éloigner : elles l’endormirent en lui brossant les cheveux et en se réveillant, Hazizawthe se retrouva seule, entravée par une plante épineuse Hazugarth, très courante dans la région des Aurès. Elle demanda l’aide de plusieurs animaux : l’un d’eux, Iffisse (l’hyène), arrêtant sa course, la prit en pitié et finit par la libérer.

Recherchant sa tribu, elle appelait Faout (la lumière), générée habituellement par le feu du campement. De fatigue, elle finit par appeler la lumière la plus proche, mais, malheureusement, tomba sur celle qui émanait de la maison de l’ogresse, Hamza. A l’intérieur, elle trouva l’ogresse nourrissant ses jumeaux tout en écrasant du blé avec la meule spécifique amazigh, Hassirthe. Hazizawthe s’approcha, prit le sein de l’ogresse et devint ainsi la sœur des jumeaux.

Après plusieurs années et moult aventures, Hazizawthe rencontra un berger de sa tribu qui l’aida à retourner auprès des siens à condition qu’elle se débarrasse de ses frères ; ce qu’elle fit avec regret. On fêta le retour de Hazizawthe et son mariage avec le berger. Ses cousines furent punies. C’est en allant choisir une monture avant de lever le camp que Hazizawthe remarqua que deux de leurs chameaux, farouches, n’étaient autres que Hamza et son mari, venus se venger : son père ordonna de creuser un grand trou en y jetant les deux chameaux, non sans y avoir mis le feu : « C’est ainsi qu’on se débarrasse des ogres, ma fille ! » Un an après, Hazizawthe, qui attendait son premier enfant, alla vers la fosse dans laquelle avait été brûlé le couple des ogres. Elle se pencha pour voir le fond, et soudainement, un os de l’ogresse jaillit des cendres et lui transperça l’œil, elle entendit une voix lui reprocher : Netch Satghanjayth Ghar Iminem U Chem Suqachudh Gher Hit Inu ! Anech Assifguigham Hit !! (Je viens vers toi avec une cuillère pour te nourrir et toi tu avances une branche pour m’éborgner, voilà, je viens de te rendre borgne). Cet incident donna lieu à un dicton qui traversa les âges jusqu’à notre temps. Il se résume dans les propos de Hamza, adaptés à la troisième personne masculine du singulier « nata » : « Netch Satghanjayth Ghar Imines U Nata Suqachudh Gher Hit Inu ». La morale de ce proverbe consiste à incriminer une personne faisant preuve d’ingratitude, et qui a tendance à rendre le bien par le mal.

L’histoire d’Aglime Ntalghamthe surmontant ses épreuves vers un cheminement résilient : générosité et patience en héritage

L’intrigue du second conte, Aglime Ntalghamthe, se déroule dans un autre contexte familial : c’est l’histoire de deux sœurs dont l’aînée, mariée, souhaitait se débarrasser de ses parents pour devenir la maîtresse des lieux. Elle chargea son mari de cette tâche. Prétextant la fête de Yennayer, le mari emmena son beau-père au marché pour les préparatifs de la fête. Sur le chemin, il le tua. La cadette, le cœur lourd, s’approcha de la chienne de son père pour la nourrir ; celle-ci lui dit : « Viens, je vais te montrer où repose ton père. » Face à la dépouille de celui-ci, la fillette pleura longtemps et l’enterra.

Le mari opéra de la même façon avec sa belle-mère, et comme pour son père, la cadette s’inquiéta de l’absence de la mère. Elle la découvrit inerte dans les bois ; elle constata que son ventre bougeait : elle l’ouvrit avec une lame et en sortit deux beaux garçons. Elle les nomma Moussa et Issa, les distingua en leur perçant, l’un, l’oreille droite, et l’autre, la gauche, les enveloppa dans un morceau de la robe de leur mère et les confia à une nomade, très pauvre, installée non loin de leur maison. Dès lors, la fillette fut habillée, par sa sœur, d’une peau de chamelle, et réduite à s’occuper du troupeau de chameaux. Chaque matin et chaque soir, elle trayait une chamelle et allait déposer le lait chez la nomade. Ainsi, Aglime Ntalghamthe (Peau de chamelle), fut le nouveau nom de la cadette. Forcée de lever le camp, la nomade rendit les jumeaux à leur sœur. Cette dernière n’ayant pas le choix, laissa les enfants dans Thaachouchth (abri) et allait, deux fois par jour, les nourrir et leur tenir compagnie. L’ainée remarqua les allées et venues de sa cadette. Elle lui ordonna de s’éloigner sous peine de la tuer. Aglime Ntalghamthe s’exécuta et partit faire paître le troupeau plus loin en laissant les jumeaux. Ceux-ci furent découverts par un couple de voyageurs qui, croyant en un miracle, les adoptèrent. La cadette les chercha, mais ne les trouva point, les croyant dévorés par le couple d’ogres qui sévissait dans la région.

Le temps passa et les jumeaux devinrent de beaux et courageux jeunes hommes ; ils furent toutefois surnommés Harwa N’taachouchth (enfants de l’abri). Blessés par la connotation péjorative de ce surnom, ils cherchèrent à connaître la vérité, mais leur mère adoptive ne voulut rien leur dire. Ce sobriquet, sous lequel ils pressentaient l’insulte, les taraudait. L’un d’entre eux feignit d’être malade et demanda à sa mère adoptive de lui préparer un plat de Iiche. La mère se dépêcha près du feu pour préparer le plat. Moussa, l’autre jumeau, vint se joindre à elle, et lui dit : « Oh mère, je veux un morceau de viande ! » La mère tendit sa main dans Hassilthe (la marmite) pour s’exécuter : Moussa s’en empara et la garda au-dessus du Iiche brûlant. Il lui reposa la même question : « Pourquoi nous appelle-t-on Harwa N’taachouchth ? » « Pardonnez-moi mes fils, Moussa, lâche ma main, et je vous dirai toute la vérité. » Elle leur raconta leur histoire et indiqua l’emplacement exact où ils avaient été trouvés.

Ainsi, ils retrouvèrent leur sœur, Aglime Ntalghamthe, et l’aidèrent, après moult péripéties, à recouvrer une vie confortable. Ils enfermèrent leur sœur aînée et son mari dans Thaachouchth, qui devint un synonyme chaoui de poulailler, un juste retour à son étymologie d’origine, comme nous le verrons plus avant.

Aglime Ntalghamthe est ainsi devenue la figure même de la patience et de la générosité. Cette histoire donna lieu au dicton suivant Seghma Tharwanek F Laz Dhu Fadh (habitue tes enfants à la faim et à la soif). Cet adage souligne deux points importants dans l’évolution individuelle et en société de l’enfant. D’une part, l’attention est portée sur le processus de son apprentissage face à la frustration, en lui donnant les outils lui permettant de dépasser cette étape. Le conte nous enseigne comment l’enfant Aglime Ntalghamthe surpassa cette étape en s’ouvrant à l’autre (la nomade) et, malgré la précarité de sa propre condition, a su faire preuve de générosité (envers la nomade). D’autre part, le second point nous pousse à réfléchir aux éventuels moments de privation auxquels un individu (voire un groupe) peut être confronté dans son parcours de vie. Slimane, 85 ans, a connu des périodes de famine où les récoltes de blé avaient été détruites par des nuées de sauterelles. Il mobilise le dicton en partageant ses souvenirs : « La patience c’est ta meilleure amie quand tu as faim ou quand tu n’as pas d’eau, mieux vaut être patient sinon, le chacal te dévore. » Il a appris très jeune, comme Aglime Ntalghamthe, à s’armer de patience sous peine d’être dévoré par le chacal qui symbolise l’impuissance face à laquelle l’individu en peine se trouve.

La dimension linguistique du conte : de la préservation des vocables antiques aux voyages d’une langue vers une autre

Ces deux contes ont parcouru les âges, Alkamla les a entendus dans sa jeunesse, racontés par des « anciennes », pour reprendre ses mots, avant d’être elle-même vectrice des différentes dimensions qu’ils véhiculent. Leur transmission orale de génération en génération démontre la performance de l’oralité, permettant ainsi la survivance de cette langue ancienne même si nous avons conscience que toute langue doit pouvoir s’appuyer sur une standardisation, reposant sur un alphabet, lui permettant de déployer toutes ses potentialités. Traversés de vocables préservés dans le sens où certains auraient pu être remplacés par des mots arabes plus courants et parfois universels, ces contes témoignent d’une dimension linguistique intéressante.

Nous émettons l’hypothèse selon laquelle le terme Hamza (ogresse) aurait pu s’effacer devant les mots Sahira (sorcière, en langue arabe) ou Ghoula (ogresse, terme popularisé par le personnage de Batman, Ras El Ghoule, tête d’ogre)10, tant nombre d’Imazighen arabophones mobilisent l’arabe algérien. L’analyse de ces contes permet également de cibler des mots qui, sortis de la vie quotidienne des berbérophones, ont perdu leur utilisation courante : le conte devient ainsi un support à la préservation. Le vocable Hassirthe, par exemple, désigne une meule spécifique, qui n’est plus couramment utilisée, et dans laquelle était manuellement moulu le grain. Le vocable survivant est alors entré dans les expressions courantes dont Am Hassirthe (comme la meule): elle est dédiée aux personnes fortes de caractère qui ont pour usage de broyer leurs contradicteurs ou encore, pour désigner deux personnes qui ne seraient efficaces qu’en binôme, Hassirthe n’étant fonctionnelle que si les deux parties qui la composent travaillent de concert.

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Hassirthe, La meule berbère, LeïlaHouadfi, Les Aurès, 2020.

Hassirthe, La meule berbère, Leïla
Houadfi, Les Aurès, 2020.

Si le conte est un support vivace à la préservation de la langue, il peut également témoigner des voyages linguistiques que peut emprunter tel ou tel autre mot. Le second conte nous met en présence de Thaachouchth (« abri »), sous lequel la cadette a déposé les jumeaux après le départ de la nomade. Il consistait en un abri construit dans certains endroits pour que des bergers puissent s’y protéger et s’y reposer. Suite à la sédentarisation des Ichawiyen, ce genre d’abri est de moins en moins utilisé, mais le vocable s’est déplacé pour définir de petits poulaillers. Son origine étymologique est arabe : il provient du mot Aach (nid) et a intégré le champ lexical des Ichawiyen qui l’ont adapté Thaachouchth (abri), puis rendu à son sens initial. Trois des personnes rencontrées dans le cadre de notre recherche simultanément berbérophones et arabophones étaient convaincues qu’il ne s’agissait nullement d’un mot arabe.

L’éducation au cœur de la pratique du conte : entre transmission de valeurs et sensibilisation environnementale

D’un point de vue éducatif, ces contes portent en eux l’intérêt de mettre l’accent sur la transmission de certaines valeurs, que celles-ci soient explicitement citées ou qu’elles aient fait l’objet de métaphores. Ce sont les postures des protagonistes, Hazizawthe, la nomade, et Aglime Ntalghamthe qui donnent vie à ces valeurs par leur personnification. Il est d’ailleurs courant de mobiliser la sœur d’Aglime Ntalghamthe lorsque les enfants font preuve d’égoïsme. Hazizawthe l’est également quand il s’agit de dénoncer l’ingratitude : sa blessure à l’œil témoigne de son manque de reconnaissance vis-à-vis de la famille des ogres, laquelle, bien qu’extérieure au monde humain, se devait d’être remerciée de sa générosité. Ainsi, la morale est très présente dans ces contes : Anissa, femme d’une quarantaine d’années, déclare : « Toute mon enfance a été bercée par les contes … Je voulais qu’on me les raconte en arabe pour pouvoir les raconter aux copines, mais malheureusement ma grand-mère, paix à son âme, ne parlait pas l’arabe, que le chaoui (…). Tu me diras, j’ai été obligée de comprendre le chaoui (rires) et les histoires étaient tellement belles, tu y apprends comment nos ancêtres vivaient et ce qui était important pour eux. » Anissa parle spontanément d’Aglime Ntalghamthe et des valeurs qui ponctuent le conte, entre entraide, sens du sacrifice et de la responsabilité. Elle affirme : « La noirceur de la sœur fait qu’automatiquement tu te sens proche d’Aglime … Malgré sa malheureuse situation, elle n’oublie pas d’être reconnaissante envers la nomade qui est si pauvre, mais qui n’hésite pas à ouvrir sa tente à deux bouches en plus … Je voulais lui ressembler quand j’étais petite, mais je ne suis pas nomade et je n’ai pas de tente (rires). » La dimension éducative est perceptible dans la scène où Hazizawthe, entrée dans la maison de l’ogresse et pour éviter de se faire dévorer, va se nourrir au sein de celle-ci. Dans la société chaoui, celle-ci est une métaphore de la « marâtre », la femme du père. La conteuse, en mobilisant ce versant, attire la vigilance des enfants sur la conduite à tenir en cas de décès de la mère de famille ou du remariage du père : en effet, l’arrivée d’une nouvelle épouse est couramment facteur de la détérioration des conditions de vie des enfants du premier lit. L’adoption de cette attitude permet à l’enfant d’optimiser ses chances d’être accepté par la femme du père, étrangère au noyau familial. De même, ce passage du conte offre l’opportunité de prendre connaissance d’autres schémas familiaux possibles.

Par ailleurs, le conte inscrit l’enfant dans une dimension environnementale qui se traduit par une certaine communion avec la nature : l’héroïne du premier conte, Hazizawthe, est en parfaite communion avec celle-ci. Elle peut communiquer avec la pluie, les plantes et doit sa délivrance à Iffisse, un animal sauvage. Dans le second conte, l’accent est mis sur le chameau : il habille la fillette, nourrit les jumeaux. Dans la perspective de chacun des contes, la nature est au-delà d’un simple décor, elle est un personnage à part entière. Alhawas, berbérophone de plus de 70 ans, déclare : « Les contes, c’est toute l’enfance, mais c’est notre identité qui est au cœur. Ils parlent tous de comment on vivait dans l’ancien temps. Ça peut paraître bizarre pour une jeune comme toi (rires), mais on était des nomades. On bougeait beaucoup … Ce n’est pas l’herbe qui venait à nous, mais nous qui la recherchions (rires). On faisait très attention aux saisons, à la moisson … mes meilleurs amis d’enfance étaient mes moutons. »

En les appréhendant dans leur symbolique, les contes peuvent donner à voir des emprunts à la théologie : la société amazigh étant, avant l’introduction du christianisme ou l’avènement de l’islam, polythéiste, Hazizawthe ne représente-t-elle pas une forme mi-humaine mi-divine communiquant avec les différentes composantes de la nature ? Témoin d’un idéal nostalgique appartenant à un monde imaginaire ou fantaisiste toutefois parlant au plus intime de notre humanité, il contient toutefois une certaine efficacité quel que soit l’âge ou la culture de celui qui l’entend (Delom, 2002), d’autant que, par essence, il se recrée à l’infini et vit des mutations liées à des reprises orales et écrites (Jacquelin, Ferrier, 2019). À ce titre, il est, dans le sujet qui nous intéresse, vecteur de mythes dont l’influence sur la culture et les arts amazigh est considérable si on observe la place qu’il prend dans certaines pratiques en cours encore aujourd’hui.

Le conte, par essence, se recrée à l'infini, il vit des mutations liées à ses reprises orales et écrites. Les contes sont aussi l’occasion de renouer avec la faune animale qui peuplait l’Afrique du Nord : Hazizawthe est libérée par Iffisse, une hyène qui n’est présente aujourd’hui qu’en Afrique subsaharienne. Il en est de même pour les noms de ces animaux qui ont persisté en dépit de l’utilisation de plus en plus marquée de la langue arabe pour les désigner. Ainsi, les contes nous permettent de garder en mémoire que le lion se dit Arre, plutôt que Sbaa ou Assad, ses synonymes arabes, si présents dans les ouvrages scolaires ou les programmes télévisés. La survivance de ces mots antiques est-elle liée à la vigilance des anciens ou a-t-elle été conduite par la nécessité, du fait d’une méconnaissance de l’arabe ?

L’approche socialisante du conte : garder un lien avec le mode de vie ancestral

La pratique du conte, comme nous l’avions décrite, est mobilisée dans le cadre familial et tribal pour ce qui concerne la société chaoui. Hougaa Hazizawthe nous mène vers la dimension socialisante de l’histoire au sens de potentielle ouverture aux autres, au groupe, voire au monde : cette dimension permet aisément à l’enfant de se « compter un parmi d’autres. » En dépit de son don et de son statut social, Hazizawthe est incitée par son père à ne pas se distinguer des autres enfants de la tribu : ainsi, l’absence de catégorisation ou de classification sociale est une donnée à souligner dans le fonctionnement de la société chaoui.

L’approche socialisante du conte est également perceptible dans la façon dont il permet une continuité avec les rites et les traditions : le beau-frère d’Aglime Ntalghamthe, prétextant les préparatifs de Yennayer, met à exécution son triste dessein d’assassiner son beau-père.

L'histoire de Hazizawthe est ainsi l'occasion de raconter le mode de vie des nomades. Nous ne l'avons pas explicité dans le conte, mais les conteuses racontent et développent, se faisant alors dépositaires et passeuses d’une mémoire, la façon dont vivaient les tribus chaoui dont le mode de vie reposait sur un semi-nomadisme. Elles étaient ainsi amenées à se déplacer avec leurs troupeaux, à la recherche de pâturages plus denses tout en veillant à ne pas appauvrir les terres traversées. S'ouvre alors aux enfants tout un pan fascinant de leur histoire récente méconnue, tant ce mode de vie parait si éloigné, mais pourtant si présent : nombre de tribus aurésiennes qui pratiquaient et pratiquent encore aujourd’hui l’élevage pastoral. Elles en confient la responsabilité à de jeunes gens, lesquels se retrouvent alors sur les traces de leurs ancêtres.

L'introduction du personnage de la nomade offre l'opportunité d'un saut dans le temps, mais surtout permet d'aborder les notions de solidarité, de générosité et d'hospitalité. Ce sont des valeurs qui cimentent la société aurésienne et qui sont, dans les représentations couramment admises, véhiculées autour d'elle. Jusque dans les années 1990, années qui ont vu émerger et s'intensifier une guerre civile en Algérie, l'hospitalité dans les Aurès représentait une valeur cardinale. Ainsi, les voyageurs qui s'arrêtaient étaient systématiquement accueillis et partageaient avec les habitants un repas même si celui-ci pouvait être frugal. Z'raria, berbérophone de 78 ans, se remémore « Chez nous, c'était pas imaginable de fermer la porte à quelqu'un ... fut-il habillé d'or et d'argent (rires) ... quand on avait pas grand-chose à partager, et bien on faisait du rakhssass (pain de blé) et on coupait un oignon et un piment (rires) ... maintenant, on aurait honte s’il n’y a pas de gâteau, mais ça ne fait pas si longtemps … »

La figure féminine : une place centrale dans la société chaoui

Les deux contes présentés laissent, dans leur grande majorité, une place centrale aux femmes. Est-ce lié au fait qu’ils sont généralement, si ce n’est exclusivement, transmis par celles-ci ?

Nous y voyons une forme de continuité avec l’histoire des Imazighen des Aurès : l’acception selon laquelle la société amazigh est matriarcale prend ici tout son sens. Même si la réalité contemporaine paraît, dans ce cadre, moins explicite que dans la société targui (Goettner-Abendrroth, 2019 : 497), l’importance de la figure féminine chez les Ichawiyen est indéniable. Dihya, reine des Aurès née dans la tribu des Djerawa11, en est une illustration historique ayant marqué la conscience collective chaoui : unifiant les tribus amazigh, elle infligea de cuisantes défaites à l’envahisseur arabe. Celui-ci la surnomma Al Kahina (la prêtresse), d’abord pour sa capacité à prévoir leurs attaques et, par la suite, pour sa capacité de persuasion reflétant ainsi son génie militaire, d’une part. D’autre part, son surnom a été imaginé dans la visée de délégitimer son pouvoir et sa force guerrière. Jusqu’à ce jour, en dépit du fait que l’islamisation de la société chaoui a participé à réduire l’influence des femmes dans les décisions politiques, Dihya reste un exemple à suivre pour les femmes des tribus chaoui et au-delà, pour la cause féminine. Cette guerrière a inspiré nombre d’écrivains et de cinéastes, et a dépassé son espace social, culturel, géographique et temporel. Nous la retrouverons aujourd’hui parmi un ensemble de portraits de femmes qui ont usé de leur ingéniosité et de leur force pour se soulever contre les civilisations les plus puissantes : ayant intégré l’éventail de personnages pouvant alimenter des jeux vidéo, Dihya, figure chaoui, participe à la faculté régénératrice de sa culture d’origine en lui offrant une visibilité qui, longtemps, lui a été refusée (cf. supra).

Nous conclurons cette immersion dans le monde onirique chaoui, qui de par ses richesse et diversité, permet une transmission intergénérationnelle dynamique, en laissant la parole à Alkamla : « Le conte, ça se raconte, ça se vit (…). Il ne faut pas le raconter en journée sous peine d’avoir la tête remplie de poux (…). La nuit, les poux deviennent des idées qui feront de vous de braves, fiers et solidaires hommes et femmes. »

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Notes

1 Le tamazight est la langue amazigh, autrement dit la langue berbère. Berbère ou Amazigh ? La question de savoir comment nommer les populations autochtones de l’Afrique du Nord s’est posée lors des conquêtes qui ont traversé l’histoire du territoire, plus spécifiquement, l’histoire de l’Algérie. Pour le linguiste Foudil Cheriguen (1987), tout acte langagier de nomination ethnique que celle-ci soit imposée, refusée ou encore assimilée est un acte politique. Dans ses travaux portant sur le rapport existant entre pouvoirs politiques et attribution des désignations socio-ethniques, Cheriguen revient sur l’origine des deux dénominations qui se font concurrence : le premier « Berbère » est traditionnellement considéré comme une production du désignateur grec, puis latin et enfin arabe. Il se rapporte à une langue inconnue, s’apparentant à un « bredouillement confus » et servant initialement à désigner le langage incompréhensible du peuple conquis (Mercier, 1871). Le second, « Amazigh », plus ancien, connu probablement depuis la fin de la préhistoire, est réputé comme parfaitement local bien que semblant avoir fourni des emprunts au grec ancien. Si cet ethnonyme recouvre différents usages, le plus connu généralement employé par les Touareg, signifie « homme libre, noble ». A tour de rôle disparaissant puis ressurgissant au cours des siècles, le terme « Amazigh » a laissé place à des désignations spécifiques régionales importées (Kabyle, Touareg) ou encore locales (Chaoui) : ce « morcellement ethnonymique » peut être lu, selon Cheriguen, comme une tentative de diviser une communauté qui, si elle disposait d’un ethnonyme commun et général, pourrait représenter un risque pour les pouvoirs publics. Les populations concernées faisant référence pour s’auto-désigner à l’ethnonyme « Amazigh », nous l’utiliserons en priorité, ainsi que ses dérivatifs, « Imazighen » et « Tamazight ». Voir à ce sujet, Mercier, 1871 ; Cheriguen Foudil. 1987. Retour au texte

2 Documenté depuis le début du XIXème siècle, le Tifinagh, bien que différent sous sa forme actuelle, dérive d’anciens alphabets dits « libyques » ou « libyco-berbères ». Dominique Casajus (2015) souligne l’obscurité d’une partie de son histoire. A inclure dans le corps de texte Retour au texte

3 Pour exemple, si l’institutionnalisation de la langue est matérialisée par, entre autres, la création du Haut-commissariat à l’Amazighité, en 1995 et celle du Centre National Pédagogique et Linguistique pour l’Enseignement du Tamazight (CNPLET), en 2003, la généralisation de l’enseignement du tamazight n’est pas effective : les chiffres officiels indiquent qu’il est enseigné dans 37 wilayas (départements) sur 58. Dans les faits, en dépit de son statut de langue nationale et officielle, la langue amazigh est essentiellement enseignée dans des départements de culture et de langue amazigh, ce qui revient à la fragiliser et à nuancer le caractère national qui lui est assigné. Retour au texte

4 Nous entendons par « parcours laborieux », les tensions et les violences ayant accompagné la question amazigh en Algérie. D’ailleurs, certains des derniers évènements nous poussent à penser que l’aboutissement de ce parcours laborieux n’est pas encore acquis : en effet, alors même que le tamazight bénéficie d’une légitimité constitutionnelle, des arrestations, au cours des années 2019-2020-2021, ont eu lieu pour port du drapeau amazigh lors des manifestations pacifiques appelées « manifestations du sourire », sous prétexte d’une atteinte à l’unité nationale. Voir à ce sujet Mohand Tilmatine, 2019. Retour au texte

5 Les Arabes – au sens large – sont les populations qui ont pour langue maternelle l’arabe. La distinction entre « arabes » (issus de la péninsule arabique) et les « arabisés » (descendants des populations ayant adopté la langue arabe après la conquête située, pour l’Algérie, au VIIe siècle), s’est estompée au fil du temps mais demeure un sujet complexe, tant il y a entremêlement entre identités endogène et exogène, entre désignation et sentiment d’appartenance. Pas essentiel Retour au texte

6 Imazighen (les Berbères, littéralement « les hommes libres ») est le pluriel du terme Amazigh ; transposé en langue française, d’autres orthographes sont possibles dont Imaziɣen ou les Amazighs. Retour au texte

7 Le terme « chaoui » désigne tant la déclinaison locale du tamazight que la population (le Chaoui, les Ichawiyen pour le pluriel). Ce vocable étant d’origine exogène à la langue française, nous avons fait le choix de ne pas lui appliquer les règles grammaticales françaises. Retour au texte

8 Nous avons retrouvé ces deux contes transcrits en français, dans un livre de Nora Aceval illustré par Elène Usdin sous le titre de Contes du Djebel Amour. Retour au texte

9 La grande majorité des entretiens analysés dans le cadre de notre recherche ont été conduits en tamazight ou en arabe algérien. Ils ont fait l’objet d’enregistrements et de retranscriptions en langue française. Retour au texte

10 L’hypothèse posée est mise en débat dans le cadre de notre enquête empirique : nous avons procédé à des observations in situ dans trois classes d’école primaire. Les enfants de langue maternelle amazigh faisaient davantage référence au vocable arabe Sahira en lui appliquant les règles du tamazight pour le résultat phonétique de Hassaharth. Retour au texte

11 Son historicité admise se situe entre 698 et 702-703, voir Moderan, 2005. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Leïla Houadfi, « Transmission orale et héritage culturel : la part des contes dans la survivance du tamazight », Mosaïque [En ligne], 16 | 2021, mis en ligne le 19 janvier 2022, consulté le 14 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/mosaique/248

Auteur

Leïla Houadfi

Leïla Houadfi est doctorante au laboratoire STL - Savoirs, Textes, Langage (UMR CNRS 8163), elle poursuit une thèse sous la direction d’Armand Héroguel sur le thème suivant : « Les implications et les conséquences possibles de la reconnaissance institutionnelle de la langue amazigh par le parlement algérien »

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