« La secte des historiens des sciences »

Entretien avec Bernard Joly (propos recueillis par Marine Bastide de Sousa, Clémence Sadaillan et Valentin Meriaux)

DOI : 10.54563/mosaique.453

Résumés

Bernard Joly insiste depuis le début de ses travaux sur l’intérêt d’étudier l’alchimie, en particulier à l’époque moderne : bien qu’il s’agisse d’une discipline qui aujourd’hui nous paraît fausse sur le plan scientifique et parfois marquée du sceau de l’ésotérisme, il en a montré la cohérence interne et les racines philosophiques. Cette recherche sur la rationalité propre à l’alchimie a commencé avec sa thèse de doctorat, qui a consisté dans une traduction et un commentaire du Manuscriptum ad Fridericum de Pierre-Jean Fabre, sous la direction de Jean-Paul Dumont, et s’est poursuivie via la publication d’articles et d’ouvrages tantôt à destination d’un lectorat spécialiste, tantôt à destination d’un public amateur. Nous proposons dans les pages qui suivent la retranscription d’un entretien dans lequel Bernard Joly narre son parcours et explique sa manière de faire de la recherche en histoire des sciences.

Since the beginning of his research, Bernard Joly has demonstrated the interest of studying alchemy, particularly in the modern period: although alchemy is a set of false principles and cannot be considered as a science anymore, he has shown that it has an internal coherence and philosophical roots. This work into the rationality of alchemy began with his doctoral thesis, which consisted of a translation and a commentary on Pierre-Jean Fabre's Manuscriptum ad Fridericum, under the supervision of Jean-Paul Dumont, and continued through the publication of articles and books. Some of them are intended to specialist readers, some are signed for an amateur public. In the following pages, we offer the transcript of an interview in which Bernard Joly recounts his career and explains his way of doing research in the history of science.

Index

Mots-clés

alchimie, chimie, philosophie, histoire des sciences

Keywords

alchemy, chemistry, philosophy, history of sciences

Texte

Bernard Joly, pourriez-vous commencer par nous raconter comment vous êtes entré en philosophie ? Y a-t-il eu des figures, des auteurs ou des courants philosophiques qui ont compté dans le développement de votre pensée ?

Je suis rentré en philosophie un peu par hasard. Après le baccalauréat, j’avais travaillé un peu, fais mon service militaire et quand il a fallu reprendre, je me suis demandé dans quelle discipline. Et comme j’avais fait des études littéraires, cela réduisait déjà beaucoup les possibilités. J’ai choisi la philosophie parce que, comme cela, vu de loin, cela me plaisait. Mais je n’y suis pas entré en lien avec une référence à tel ou tel auteur. Pendant mes cinq années d’études, j’ai découvert les grands auteurs de la philosophie, et l’un de ceux qui m’avait attiré, c’était Descartes, mais sans que je me sente spécialement cartésien.

Cela fait que je suis entré tard évidemment, mais j’ai eu la chance de pouvoir faire mes études jusqu’à l’agrégation sans discontinuer grâce à une institution aujourd’hui disparue, les IPES (Institut de Préparation à l’Enseignement du Second degré). À l’issue de la première année à l’Université, les meilleurs qui le demandaient étaient recrutés avec un salaire d’instituteurs. Cela m’a permis de finir mes études tranquillement, sans avoir de soucis matériels. Quand j’ai été reçu à l’agrégation, puisqu’il s’agissait d’un concours du second degré, j’ai demandé à être recruté dans un lycée, sans penser à une carrière universitaire. Cela ne me venait même pas à l’esprit, car je m’étais fait à l’idée que mon métier, c’était d’être professeur de lycée. Cette vie de professeur de lycée a duré 18 ans.

Au bout d’une dizaine d’années, j’ai commencé à me sentir un peu à l’étroit intellectuellement. J’étais dans un lycée très tranquille, à Calais, mais j’ai eu envie de m’élargir un peu l’esprit et c’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire une thèse. Et donc, une thèse sur quoi ? J’ai eu le même problème que pour choisir ma discipline, comme je n’avais pas de spécialisation particulière.

J’avais eu comme jeune maître-assistant1 un certain Gérard Simon, qui faisait un cours sur Galilée, Copernic et Kepler qui m’avait beaucoup intéressé. De ce jour-là, j’avais été vraiment accroché par l’histoire des sciences et l’épistémologie. Aussi, il y avait quelqu’un à la compétence extraordinaire qui donnait des cours quand j’étais en maîtrise, mais qui n’a pas eu la notoriété qu’il méritait : Noël Mouloud. Spécialiste de logique, il connaissait parfaitement la philosophie analytique américaine, et il devait être pratiquement le seul en France à cette époque. C’est à partir de là que j’ai pensé faire une thèse d’histoire des sciences. Mais comme je n’avais pas un bagage scientifique très développé, je me suis dit que l’histoire des sciences de l'Antiquité devait être à ma portée. Donc j’ai appelé mon ancien professeur de philosophie antique, Jean-Paul Dumont, qui m’a invité à venir le voir à Lille.

Quand je suis arrivé, il m’a proposé immédiatement un sujet. Il venait de découvrir que dans les textes alchimiques du XVIIe siècle, on retrouvait de nombreux concepts de la physique des stoïciens, et il voulait que je fasse une thèse là-dessus. La physique des stoïciens, je connaissais. Mais l’alchimie, pour moi, c’était de l’ésotérisme échevelé, un truc qui était aux antipodes de la philosophie, de la science, de la rationalité. J’ai fini par accepter. Il m’a demandé si je lisais le latin, ce qui était le cas, et heureusement, car tous les textes en question étaient en latin. Il a aussi ajouté que je n’allais pas avoir de problème avec la bibliographie, car rien n’avait jamais été écrit à ce sujet. Ce qui n’était absolument pas vrai, mais je l’ai découvert peu à peu.

L’idée était de trouver un texte, de le traduire et de le commenter. J’ai ouvert la Bibliotheca Chemica Curiosa, un recueil de textes alchimiques de 1702, publié à Genève par un médecin, Jean-Jacques Manget. C’est un énorme livre format « encyclopédie », où on trouve 140 traités différents, regroupés en deux volumes, et tout en latin.

En le lisant, j’ai découvert le texte d’un certain Pierre-Jean Fabre, médecin et alchimiste à Castelnaudary. Il n’y en avait qu’un seul de lui dans le recueil : le Manuscriptum ad Fridericum. Il m’a fallu un certain temps pour découvrir qui était le Frédéric en question, c’était un prince allemand de Schleswig-Holstein), qui avait un cabinet d’alchimie. Pierre-Jean Fabre voulait se donner une réputation, car il avait également dédié l’un de ses ouvrages à la République de Venise, un autre à Louis XIII, un autre encore au frère de Louis XIII, et un autre enfin au Pape. Il a décidé d’envoyer à cet illustre prince alchimique ce Manuscriptum, un opuscule divisé en trente-trois petits chapitres, qui ferait une quarantaine de pages aujourd’hui et qui avait la prétention de présenter la théorie alchimique dans son ensemble et de façon très didactique. J’ai trouvé cela vraiment très intéressant parce que cela me mettait au cœur même de la théorie alchimique, avec quelqu’un qui de toute évidence s’y connaissait. Il a par exemple écrit un ouvrage qui s’appelait le Panchymicus qui était une sorte d’encyclopédie alchimique, en plusieurs volumes, où il passait en revue tous les savoirs de l’humanité de son temps qu’il interprétait à la lumière de l’alchimie : la physique, la chimie, la géologie, l’astronomie, la psychologie, les types de l’âme humaine.

Ce personnage a donc écrit ce texte que j’ai traduit et commenté. En faisant ce travail, j’ai fait deux découvertes. La première c’est que, contrairement à ce que pensait mon maître Dumont, il y avait certes une présence stoïcienne, mais en vérité assez légère. Et l’autre découverte que j’ai faite, et c’est d’ailleurs le titre que j’ai donné à ma thèse et au premier livre que j’ai publié, c’est qu’il y avait une cohérence, ce que j’ai appelé une rationalité, qui était à l'œuvre. Ce n’était pas un discours échevelé, de gens inconséquents, mais au contraire une doctrine tout à fait cohérente. 

J’ai soutenu une thèse qui, pour moi, était une thèse d’histoire de la philosophie. Dans mon jury de thèse, il y avait Robert Halleux, un historien de la chimie de l’Université de Liège. Il avait déjà écrit plusieurs ouvrages, notamment un ouvrage fondamental qui s'appelait Les Textes alchimiques (Halleux, 1979), dans lequel il se livrait à une classification des textes alchimiques médiévaux, non seulement par auteur, mais aussi par genre. À la fin de la soutenance, il m’a expliqué que je me croyais historien de la philosophie, mais qu’en réalité j’étais historien des sciences… Je me suis laissé convaincre par lui, qu’en effet, j’étais historien des sciences. Évidemment, il avait bien repéré qu’en chimie, j’avais quelques petites lacunes, qu’il s’est empressé de corriger. Je l’ai rencontré à plusieurs reprises à Liège pendant quelques années, et cela a été extrêmement fructueux. Il m’a livré ses idées, ses fiches, ses adresses - il connaissait tous les historiens de l'alchimie et de la chimie ancienne, surtout les Anglo-Saxons et les Allemands – et grâce à cela, j’ai pu repartir sur des bases nouvelles.

Il fallait d’abord publier ma thèse, puis découvrir l’existence d’historiens notamment anglo-saxons, qui bien avant moi s’étaient intéressés à ces sujets, et intégrer peu à peu leurs acquis, les rencontrer, leur écrire. Je suis allé par exemple à l’un des premiers grands colloques sur l’histoire de l’alchimie qui s’est tenu en 1990 à Groningen aux Pays-Bas ; il y avait là une cinquantaine de personnes dont Allen Debus, qui avait beaucoup écrit sur le paracelsisme et l’alchimie à la Renaissance, William Newman, Lawrence M. Principe… Cela m’a permis d’avoir de nouveaux contacts, et de m’engager dans la recherche des cohérences dans les textes alchimiques et d’essayer de cerner au plus près ce qui avait permis de construire cette doctrine qui était certes erronée, mais ni déraisonnable ni absurde.

Dans le même temps, j’ai continué à travailler sur la physique des stoïciens, et je me suis aperçu qu’il y avait un certain nombre de personnes qui travaillaient sur cette doctrine au tournant des XVIe-XVIIe siècles, et notamment sur les travaux d’un érudit flamand, Juste Lipse, un philologue, traducteur de textes et commentateur de textes anciens. Outre des ouvrages consacrés à la morale des stoïciens - ce qui intéressait beaucoup de monde à l’époque et encore aujourd’hui - il avait aussi écrit une Physiologia stoicorum. J’ai donc écrit quelques articles sur le sujet.

Michel Blay m’avait proposé de faire un numéro spécial de la Revue d’Histoire des Sciences, dont il était le rédacteur en chef, consacré à la théorie et à la pratique de l’alchimie. Il m’a relancé pour faire un autre numéro sur la physique des stoïciens, où j’ai écrit un article qui s’éloignait complètement de l’alchimie, sur la théorie des marées, en montrant comment, parmi la multitude de théories des marées - toutes plus étranges les unes que les autres – un certain nombre d’entre elles manifestent une influence stoïcienne, avec par exemple la réutilisation du pneuma, enfoui au fond de la mer, censé produire les mouvements des marées.
 

Avez-vous reçu un enseignement scientifique en tant qu’étudiant ?

Non, je me suis formé en autodidacte. Il faut savoir que la chimie avant Lavoisier, ce n’est pas très compliqué, comparé à la mathématisation et aux modélisations de la chimie actuelle. Et donc, avec quelques bons ouvrages et l’aide d’amis chimistes, j’ai pu en savoir assez pour étudier l’histoire de la chimie, disons jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.
 

Est-ce qu’il y a un ou plusieurs courants historiographiques d’histoire des sciences dans lesquels vous vous reconnaissez ?

Je ne me reconnais pas dans les approches analytiques, donc j’ai une approche plutôt « historienne » de l’histoire de la chimie, même si je ne me suis jamais prétendu historien. Il ne s’agit pas d’une histoire narrative, mais d’une histoire comme le font les historiens à partir des textes : établir les textes dans leur originalité, les analyser, les remettre dans leur contexte et en comprendre les tenants et les aboutissements. Dans mes études de philosophie, ce qui m’intéressait, ce n’était pas la métaphysique ; c’était l’histoire de la philosophie. Je me souviens de cours sur Descartes, sur Platon, sur Kant, qui m’intéressaient, car on entrait dans le processus d’élaboration d’une pensée qu’il s’agissait de mieux comprendre en pénétrant dans l’étude des textes. C’est toujours cela qui m’a intéressé. Et je m’en suis trouvé assez bien avec cette méthode quand je l’ai en quelque sorte transposée dans le domaine de l’histoire des sciences.
 

Vis-à-vis des sciences, est-ce que vous diriez que vous êtes plus proche d’une approche positive que d’une approche normative ?

Je ne souscris pas à une approche normative. « Positive », je me méfie, car derrière, il y a « positivisme » qui apparaît. Auguste Comte a écrit des choses tout à fait passionnantes sur l’histoire de la chimie, il faut lui reconnaître cela. Mais sous l’étiquette « positivisme », on a tout de suite mis l’idée d’une approche de la science de l’ancien temps à l’aune des concepts d’aujourd’hui, ce qui est exactement le contraire de ce que j’ai voulu faire. Ce qui m’a très vite convaincu, c’est que pour comprendre quelque chose à cette alchimie, qui m’apparaissait un peu étrange, il fallait entrer dedans, sans préjugé. Et peut-être que ne pas avoir eu de formation initiale en chimie m’a permis de le faire plus facilement, parce que je n’étais pas retenu par des théories chimiques contemporaines qui m'auraient égaré : lire les textes alchimiques à la lumière de la chimie d’aujourd’hui a rarement été d’un grand succès. Cependant, cela l’a été quelques fois : je pense à mon ami Lawrence M. Principe, qui est professeur à Baltimore au John Hopkins University, et qui était professeur de chimie. Il s’est intéressé à l’histoire de l’alchimie et il a fait le pari, non pas de plaquer les concepts de la chimie moderne à l’alchimie, mais de pratiquer en laboratoire l’alchimie telle que les textes du XVIIe siècle permettaient de le comprendre. Il s’est fait construire au sein de son université un véritable laboratoire d’alchimie avec des fourneaux, des alambics, etc., et il s’est livré aux opérations telles que les textes les décrivaient. Cela lui a permis de décrypter et de comprendre les doctrines qui étaient à l’œuvre dans ces textes (Principe, 2013).
 

Et justement, sur cette question de la lecture que vous avez pu faire de l’alchimie : dans la plupart de vos travaux sur l’alchimie, vous allez à l’encontre de certaines interprétations, notamment qui voient l’alchimie uniquement comme une forme d’ésotérisme mystique ou encore toute la lecture qu’on peut faire de l’alchimie comme une forme de science psychanalytique avant l’heure. Est-ce que ces travaux-là vous ont permis d’arriver à une définition de l’alchimie propre à l’âge classique, et non pas vu depuis la lecture de la psychanalyse, depuis la conception du mysticisme ?

Tout à fait. Finalement, l'idée à laquelle je suis arrivé, c’est que l’alchimie, c’était la chimie de l’époque. Lawrence M. Principe a inventé l’idée d’écrire la « chymie » du XVIIe siècle avec un « y » pour bien marquer que c’est une chimie mais qu’il faut comprendre comme le comprenaient les gens de l’époque, et j’ai poursuivi cette idée.

Très vite, je me suis confronté aux lectures jungiennes, par exemple en étant aidé par un livre de Barbara Obrist, historienne de l’art, sur l’imagerie alchimique au XIVe siècle (Obrist, 1982). Barbara Obrist a très vivement mis en cause les lectures jungiennes dans le début de son livre en montrant que Jung se trompait complètement, et que dès qu’il trouvait une image médiévale ou de la Renaissance qui cadrait avec ses propres conceptions de la psychanalyse, il déclarait que c’était alchimique. Alors que, bien souvent, cela ne l’était pas : ce n’était pas tiré d’un traité d’alchimie.

William Newman dans le numéro de la Revue d’Histoire des sciences que j’ai dirigé, a également proposé un article sur ce qu’il appelle les Decknamen de l’alchimie en montrant que les termes qui pouvaient paraître ésotériques et donc qui étaient interprétés par Jung de façon ésotérico-psychanalytique, si je puis dire, étaient en fait des termes convenus qui renvoyaient à des réalités, et que c’était la langue de cette époque, qui n’était pas du tout notre manière de faire aujourd’hui, que cela n’avait pas à être interprété de manière ésotérique, mais qu’il fallait chercher la signification la plus rationnelle, la plus chimique de tous ces termes (Newman, 1996).

Pour ce qui est des approches plus ésotériques, il y a toute une littérature là-dessus, comme Le mystère des cathédrales de Fulcanelli. D’un point de vue littéraire, c’est très intéressant. Ce sont des textes bien écrits, très évocateurs. Ils ont de l’intérêt, mais à condition de ne pas croire qu’il s’agirait d’études sur l’alchimie du Moyen-Âge ou du XVIIe siècle. Ce sont des rêveries poétiques, un peu comme le fait Bachelard à son tour, autour de thèmes et de textes. Je me suis aperçu que cette façon de traiter l’alchimie datait du milieu du XIXe siècle, au moment où les courants ésotériques se développent en opposition à un développement d’une rationalité positive ou positiviste de la science. J’ai donc compris qu’il fallait prendre ses distances et rendre à la chimie ce qui lui appartenait.
 

Peut-être que l’une des caractéristiques de l’alchimie à l’âge classique, qui peut donner à croire que c’est ésotérique, c’est le fait que les alchimistes se réfèrent à des auteurs passés et font preuve de syncrétisme. Qu’est-ce que cela dit de leur conception du savoir ?

Il y a deux aspects. Il y a l’aspect théorique : c’est l’idée qui se développe chez un certain nombre d’alchimistes, dès le Moyen-Âge, que l’alchimie pourrait être une grille d’interprétation du monde. C’est ce que Pierre-Jean Fabre va reprendre dans son Panchymicum. Les alchimistes considèrent que leur science permet, mieux que d’autres, de comprendre « les mystères de la nature », pour parler avec les termes de l’époque.

L’autre aspect – mais qui est lié – c’est que ces alchimistes-là se trouvent confrontés à une doxa, à des enseignements universitaires qui sont, à ce moment-là, d’inspiration largement néo-aristotélicienne et quelques fois stoïciennes. Ils se heurtent donc à un mur de théories avec lesquelles ils ne sont pas d’accord. D’ailleurs, les auteurs des XIIIe et XIVe siècles le leur rendent bien : il y a des querelles théoriques, même si on trouve chez Albert Le Grand, chez Thomas d’Aquin, des textes plus modérés. Mais ils ont tout de même beaucoup de méfiance, puisque les alchimistes disent que les trois principes sont le Soufre, le Mercure et le Sel : alors, que deviennent les quatre éléments d’Aristote ? Et que deviennent la matière et la forme ? Donc, les alchimistes doivent se construire une histoire, et c’est comme cela qu’ils vont aller chercher des auteurs anciens qu’ils vont pouvoir intégrer à leur théorie en disant : « Vous, vous avez Aristote, nous, nous avons Platon, Hermès Trismégiste, et bien d’autres ». Bien-sûr, le Platon en question est toujours du pseudo-Platon, et Hermès Trismégiste est un auteur mythique. Dans un article (Joly, 2011), j’avais justement montré que Juste Lipse se livre à des lectures de ce genre, et c’est très difficile de déceler dans ses textes quelle est la part de néo-platonisme, quelle est la part d’hermétisme, quelle est la part de stoïcisme, qui lui permettent de construire sa théorie de la matière. Il y a des passages qu’il attribue à Hermès Trismégiste mais qui sont du pseudo-Platon, ou l’inverse. Il y a un mélange qui se fait, et qui je crois était délibéré : il s’agirait de dire qu’ils avaient aussi leur tradition, qu’ils avaient leur Hermès Trismégiste – un ancien égyptien qui vivait des millénaires avant Aristote. Ils revendiquaient une notoriété et une historicité beaucoup plus ancienne que celle des aristotéliciens, cela faisait partie de leur rhétorique, et on retrouve cela très souvent chez les auteurs du XVIIe siècle.
 

Didier Kahn est à la tête du projet THEO projet financé par l’université Sorbonne et l'université de Zurich, qui offre accès à l’intégralité de l'œuvre du géant Paracelse. De même, il travaille avec acharnement à l'alchimie, découvrant au public plus large notamment des œuvres fondamentales. Cette disponibilité des œuvres majeures des XVIe et XVIIe siècles, notamment la somme paracelsienne peut-elle aider à modifier le regard que nous avons aujourd’hui sur l'alchimie ? 

La référence à Paracelse est pour moi un peu ambiguë parce que Paracelse n’était pas seulement alchimiste - loin de là. Il était théologien, médecin, et l’alchimie n’était qu’un aspect de sa pensée. Ses innombrables textes le montrent bien, comme dans l’édition de ses œuvres par Johannes Huser à Bâle en 1589-1591. Paracelse est le « Luther de la médecine », comme il se surnommait lui-même quand il s’est fait exclure de la faculté de Bâle parce qu’il avait brûlé, dit-on, les œuvres de Galien. C’est pour cela que Paracelse, pour moi, n’est pas la meilleure référence pour comprendre ce qu’était l’alchimie au XVIIe siècle, d’autant plus qu’il néglige toute la tradition médiévale, pourtant extrêmement importante : il y a un très grand nombre de traités d’alchimie médiévaux, qui sont des textes attribués à Roger Bacon, à Raymond Lulle. Beaucoup sont apocryphes, mais c’est un corpus qui s’est constitué et que les auteurs lisaient beaucoup, en enjambant, en quelque sorte, Paracelse. Donc on se réfère à Paracelse, mais il n’y a pas que lui. Par exemple, le Manuscriptum de Pierre-Jean Fabre se termine par quatre lettres, qui ont été ajoutées par l’éditeur de l’époque, et dans l’une de ces lettres il dit que sa révélation, quand il était étudiant à la faculté de médecine de Montpellier, ce fut la lecture des textes de Paracelse. Mais dans ses écrits, on trouve bien plus de références à des textes de la Renaissance ou médiévaux qu’à la littérature paracelsienne. Ma crainte, c’est qu’en se centrant sur Paracelse, on donne une idée un peu déformée de ce que pouvait être l’alchimie chez la plupart des auteurs alchimistes du XVIIe siècle.
 

Quand on pense à l’alchimie, on pense en effet aussi à la salamandre, à l’hydre aux sept têtes, au lion vert ou encore à l’ouroboros. Pourquoi l’alchimie a-t-elle recouru à autant de symboles ? On pense aussi à Paracelse, à Flamel, et bien d’autres : ce sont des légendes qui ont permis de les rendre encore vivants dans notre culture. Comment déconstruire les légendes pour rendre "scientifique" l’objet d’étude ? 

Pierre-Jean Fabre se livre lui-même à une analyse de ce genre dans quelques chapitres de son Manuscriptum : il essaye de relier les symboles alchimiques à leur sens chimique. Comment ces symboles se sont-ils constitués ? L’ouroboros date de l’Antiquité tardive : on le trouve dans des manuscrits alchimiques du Ve siècle de notre ère. Il s’agit en particulier de deux manuscrits principaux, le premier est conservé à la BnF à Paris et l’autre à la Bibliothèque de Saint-Marc à Venise : ils datent du XIIe siècle, mais ils renvoient à des textes écrits entre les Ve et le VIIIe siècles. Robert Halleux avait entrepris une œuvre considérable, qui était de publier l’ensemble des textes alchimiques de cette époque, de l’alchimie qu’il est convenu d’appeler gréco-alexandrine parce qu’elle est écrite en grec par des gens qui vivaient en Égypte. Il avait donc mis en place une équipe qui devait assurer, dans la collection Budé, la publication en bilingue, avec des commentaires, de toutes les œuvres de cette époque : cela devait faire une vingtaine de volumes. Il y en a quatre qui sont parus, mais le projet n’a pas eu de suite : c’était une entreprise très compliquée puisqu’il fallait retrouver les manuscrits, faire tout le travail d’érudition pour établir un texte le plus vraisemblable possible, le traduire, le commenter… Le premier volume qui est sorti était sur les papyrus qui sont conservés à Leyde et à Stockholm, qui datent du IV-Ve siècles de notre ère, et où on voit apparaître les premières recettes. Les textes qui ont suivi, tels qu’ils ont été reproduits, sont accompagnés de petits dessins. Quelquefois ce sont des dessins techniques - par exemple un alambic - et d’autres fois ce sont des symboles, comme l'ouroboros. L’ouroboros symbolise beaucoup de choses : c’est l’éternel recommencement du monde, c’est la matière qui se nourrit d’elle-même, c’est la distillation (parce qu’on s’imaginait que plus on distillait, plus on purifiait, ce qui est chimiquement faux). Ce sont des symboles qui sont chargés d’une multiplicité de sens, et c’est aux XVe et XVIe siècles que cela s’est considérablement développé, surtout avec le développement de l’imprimerie qui a permis d’éditer des livres illustrés. Avec l’imprimerie, l’industrie du texte alchimique illustré s’est développée et cela va devenir une spécialité de certains éditeurs allemands. Ils vont publier des ouvrages qui mettent en avant l’iconographie et qui prennent leur distance par rapport à l’interprétation chimique : il faut plaire à un public qui est séduit par ces images, souvent très évocatrices, avec une dimension sexuelle parfois très explicite ou qui évoquent des représentations du monde, des paysages. Il y a des planches, notamment dans l’Atalanta Fugiens de Michael Maier, paru en 1617, qui est un recueil de cinquante planches accompagnées d’un poème et suivies d’un commentaire du poème. Il n’y a pas beaucoup de chimie là-dedans, mais de la fascination pour les images. Tout cela a contribué à créer une ambiguïté sur la réalité de l’alchimie, parce que c’était plus attrayant, et finalement plus facile, de se concentrer sur les images que sur les textes eux-mêmes, qui étaient souvent ardus, techniques et qui présentaient moins d’intérêt pour le public. Mais quand on regarde la Bibliotheca Chemica Curiosa (140 traités) ou le Theatrum chemicum (200 traités), il n’y en a que deux ou trois qui sont illustrés. Dans ce qui se présentait comme des ouvrages de référence pour les gens qui voulaient vraiment pratiquer, on ne se focalisait pas sur l’imagerie mais sur les textes et leurs théories pour essayer d’avancer, de comprendre les secrets de la nature, peut-être la transmutation des métaux.
 

Au sujet de la transmutation des métaux, est-ce que les alchimistes la recherchaient pour se modifier eux-mêmes ?

Non, c’est une projection à partir du XIXe siècle, toujours en réaction au positivisme. Certes, on peut trouver des textes dans lesquels l’auteur écrit qu’il a beaucoup peiné et que son âme s’est transformée, tout comme certains prétendaient que l’alchimie avait une dimension théologique parce que les auteurs commencent en invoquant la grâce de Dieu. Mais tous les auteurs font cela, et cela ne veut pas dire qu’ils considèrent que leurs textes sont religieux.
 

Pourquoi étudier la « transmutation » des métaux, alors même qu’on sait que c’est faux ? 

Parce que d’un point de vue théorique, on ne pouvait pas savoir que c’était faux. L’idée que les métaux sont des corps simples date de la fin du XIXe siècle, avec la mise en avant de la théorie de l’atome entre autres. Auparavant, l’idée de décomposer un métal et de le recomposer par la modification de sa nature est acceptée puisqu’on pensait que les métaux étaient des corps mixtes, composés principalement de mercure, de soufre et de sel. Lawrence M. Principe (M. Principe, 2007) montre que jusqu'au XIXe siècle de façon plus ou moins discrète certains chimistes réputés Français se livraient encore à des opérations fondées sur la recherche de la transmutation des métaux. Pour que la théorie transmutatoire ne soit plus considérée comme science, il a fallu attendre la fin du XIXe siècle. 

On trouve au début du XVIIIe siècle un chimiste, Etienne François Geffroy, qui affirme pouvoir fabriquer artificiellement du fer (Joly, 2008). Fontenelle, qui ne manquait pas d’humour et qui était président de l’Académie royale des sciences, a écrit dans le commentaire qu’il fait de cette découverte : « nous n’en sommes pas loin d’aboutir à la fabrication artificielle de l’or ». Malgré l’ironie de Fontenelle, c’est le cœur du problème : les métaux sont des corps mixtes, et c’est cette idée qui a permis le développement des laboratoires de chymie.
 

Et quel intérêt d'étudier la « chymie » ?

À quoi cela sert d’étudier Galilée qui a écrit beaucoup de bêtises, d’étudier Newton qui en dit aussi quelques autres ? C’est cela l’histoire des sciences. La science n’est pas un rameau qui se développe et qui produit ses fruits de manière harmonieuse et coordonnée. Mais il y a plein de voies de garage, plein d’erreurs, et ce sont ces erreurs qui font partie du cheminement de la pensée des savants, qui travaillent au sein d’un cadre, qui est celui de leur temps. Étudier aujourd’hui l’alchimie, c’est étudier la manière dont la chimie de l’époque se constitue, c’est étudier l’une des théories de la matière, en concurrence avec d’autres, qui jouait un rôle très important dans la pensée des hommes du XVIIe siècle et encore, du début du XVIIIe siècle.
 

Est-ce vous diriez que l’étude de l’histoire de la chimie est moins importante que l’étude des autres disciplines scientifiques, comme la physique ? 

Dans l’article « Chimie » de l’Encyclopédie, écrit par Venel (Venel, 1753), il y a un passage où il dénonce la prétention des physiciens à faire une science plus sérieuse que les chimistes. Déjà au xviie siècle, il y avait cette opposition entre les physiciens, des gens sérieux, car ils font des mathématiques, et les chimistes, qui manipulent toutes sortes de substances. La chimie, c’est une science salissante.
 

On retrouve la même distinction entre médecin et chirurgien. L’article « Alchimie (Malouin 1761) » rend à César ce qui est à César, c’est-à-dire qu’il a un discours laudatif pour les alchimistes. L’article « Théosophe » de Diderot utilise le terme de « secte » pour qualifier le groupe d’alchimistes, tout en saluant l’intuition et le génie de ces esprits qui ont été capables d’imaginer tout cela sans aucune preuve. C’est intéressant de voir ce discours au temps de l’Encyclopédie : on concède à ces étrangetés, une puissance de l’esprit humain d’être capable de conceptualiser ces dimensions.

Lorsque Venel écrit l’article « Chimie », il en fait l’histoire, qui se trouve être une histoire de l’alchimie, revendiquée en tant que telle. L’alchimie a contre elle de ne jamais avoir été reconnue comme discipline universitaire. Dans les universités médiévales, on fait des mathématiques, de la physique, mais pas de chimie, car il faut un laboratoire. Or, le laboratoire n’entre pas dans les universités de l’époque. L’une des premières occurrences du mot « laboratoire » en français se trouve dans le dictionnaire de Furetière, en 1690 : « Laboratoire : c’est le lieu où les chimistes se livrent à leurs opérations »(Furetière 1690). Le laboratoire n’est donc défini que par rapport au labeur des alchimistes, qui s’efforcent alors d’écrire des traités pour montrer qu’il y a une théorie qui sous-tend leur pratique.

Lorsqu’on fait un grand tableau de la pensée scientifique du xviie siècle, on oppose le mécanisme à l’aristotélisme, mais on oublie la pensée chymique. Cette pensée est importante, au point que Descartes se sente obligé dans la 4e partie des Principes de réécrire à sa manière toute la chimie de son temps.
 

Est-ce qu’on peut y voir une conséquence de la dépréciation du sensible ?

L’alchimie vit dans un monde d’odeurs, de flammes, de matières qui ont des textures et des odeurs différentes, donc tous les sens sont convoqués pour pouvoir apprécier la nature exacte de ce qu’on fait. Ce n’est pas étonnant d’ailleurs que tant d’œuvres d’imagination se soient développées autour de ce thème, car comme le dit Bachelard, la matière cela fait rêver (L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, 1942).
 

On peut apprécier le mariage heureux des lettres, de la philosophie et de l’histoire, qui s’unissent pour étudier l’histoire des sciences, autour de divers objets. Mais la chimie reste très peu étudiée. Auriez-vous des éléments d’explications ?

Il y a toujours cette réputation de l’alchimie et de la chimie, considérées comme une science en dessous des autres. Aujourd’hui, être chimiste revient à être physicien. Dans le secondaire, le cours se nomme « Physique-chimie ». Pour étudier les métaux, ce sont des appareils électroniques ; on étudie la chimie grâce aux outils d’une autre science.
 

Aujourd’hui, comment vous définissez-vous ?

Aujourd’hui, j’appartiens à la secte des historiens de l’alchimie.

Bibliographie

HALLEUX, R., 1979, Les textes alchimiques, Turnhout : Brepols.

JOLY, B., 1992, La rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle, Paris : Vrin. 

−., 2008, « Présences stoïciennes dans les théories des marées aux XVIe et XVIIe siècles », Revue d’histoire des sciences, n°61-2, p.287-311. 

−., 2011, « Principe, élément ou qualité : le problème du feu dans la physique stoïcienne de Juste Lipse », dans Justus Lipsius and natural philosophy, p.53-61. 

−., 2011, « « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. » Proportions chimiques et relations cosmologiques dans l’alchimie de la Renaissance », Proportions. Science-Musique-Peinture et architecture : actes du LIe Colloque international d’études humanistes, 30 juin – 4 juillet 2008, Turnhout : Brepols, p.107-117. 

−., 2017, Histoire de l’alchimie, Paris : Vuibert & Adapt-Snes.

−., 2019, « La figure de l’alchimiste dans la littérature du XIXe et du XXe siècle », Le Savant fou, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, p.75-88.

NEWMAN, W.R., 1996, "Decknamen or pseudochemical language? Eirenaeus Philalethes and Carl Jung", Revue d'histoire des sciences, Théorie et pratique dans la constitution des savoirs alchimiques, tome 49, p.161-188.

OBRIST, B., 1982, Les débuts de l’imagerie alchimique (14e-15e siècles), Paris : Le Sycomore.

PRINCIPE, L.M., 2013, The Secrets of Alchemy, Chicago : The University of Chicago Press.

Notes

1 L’ancien statut de maître-assistant désignait une fonction d’enseignant-chercheur titulaire, qui correspondait à peu près au statut de maître de conférences et qui a aujourd’hui été remplacée par les contrats à durée déterminée d’A.T.E.R. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Bernard Joly, Marine Bastide de Sousa, Clémence Sadaillan et Valentin Meriaux, « « La secte des historiens des sciences » », Mosaïque [En ligne], 18 | 2022, mis en ligne le 03 décembre 2022, consulté le 14 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/mosaique/453

Auteurs

Bernard Joly

Bernard Joly est Professeur émérite de philosophie et d’histoire des sciences à l’Université de Lille et membre du l’UMR 8163 « Savoirs, Textes, Langage ».

Marine Bastide de Sousa

Articles du même auteur

Clémence Sadaillan

Articles du même auteur

Valentin Meriaux

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC-BY